Le colonel Kassad revient s’asseoir près du feu. Il relève sa visière de nuit contre le sommet de son casque. Il est vêtu de sa tenue de combat au grand complet, et le polymère caméléon activé ne laisse apercevoir que son visage, qui semble flotter à deux mètres du sol.
— Je n’ai rien détecté, dit-il. Pas le moindre mouvement. Pas la moindre trace thermique. Pas le moindre bruit en dehors du vent.
Il dépose le fusil d’assaut polyvalent de la Force contre un rocher et vient s’asseoir parmi les autres. Les fibres de son armure d’impact désactivée sont d’un noir mat guère plus visible que précédemment.
— Vous croyez que le gritche viendra cette nuit ? demande le père Hoyt.
Le prêtre s’est drapé de sa cape noire et semble faire partie de la nuit autant que le colonel Kassad. Sa voix est au bord de l’épuisement. Tout en se penchant sur le feu pour remuer les braises avec un bâton, Kassad répond :
— C’est difficile à dire. Mais je monterai la garde, pour plus de sécurité.
Soudain, les six pèlerins lèvent la tête tandis que le ciel étoilé s’embrase de fleurs rouges et orangées qui déploient silencieusement leurs corolles, occultant les astres.
— Le répit n’aura duré que quelques heures, murmure Sol Weintraub tout en continuant de bercer son bébé.
Rachel a cessé de pleurer. Elle essaie d’agripper la courte barbe de son père. Ce dernier embrasse les petites mains potelées.
— Ils cherchent encore à tester les défenses hégémoniennes, explique Kassad.
Une gerbe d’étincelles surgit du feu attisé. Des escarboucles volent dans le ciel comme si elles cherchaient à rejoindre le grand embrasement.
— Qui gagne ? demande Lamia.
Elle faisait allusion à la grande bataille spatiale silencieuse qui avait fait rage dans le ciel toute la nuit précédente et une partie de la journée.
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? rétorque Martin Silenus en fouillant nerveusement dans les poches de son manteau de fourrure comme s’il espérait y trouver une dernière bouteille oubliée. Qu’est-ce qu’on peut bien en avoir à foutre ? répète-t-il, bredouille.
— Moi, ça m’intéresse, fait le consul d’une voix lasse. Si les Extros réussissent à passer, ils risquent de détruire Hypérion avant que nous n’ayons trouvé le gritche.
Silenus éclate d’un rire dérisoire.
— Quelle chose terrible ce serait pour nous, n’est-ce pas ? Mourir avant d’avoir trouvé la mort. Être tués avant l’heure fixée par lui. S’en aller rapidement, sans douleur, au lieu de nous tordre pour l’éternité, empalés sur les épines du gritche. Quel malheur pour nous, si une chose pareille se produisait !
— La ferme ! lui dit Brawne Lamia, d’une voix toujours sans émotion, mais où perce, cette fois-ci, une légère menace. Où est ce gritche ? ajoute-t-elle en se tournant vers le consul. Pourquoi ne s’est-il pas encore manifesté ?
Le diplomate ne quitte pas les braises du regard.
— Je n’en sais rien, dit-il. Je n’en sais pas plus que vous.
— Il n’est peut-être plus là, murmure le père Hoyt. En annulant les champs anentropiques, vous l’avez peut-être libéré à jamais. Il est peut-être parti infliger son fléau ailleurs.
Le consul secoue la tête sans rien dire.
— Non, déclare Sol Weintraub, dont le bébé est endormi contre son épaule. Il sera au rendez-vous. Je le sens.
— Moi aussi, je le sens, approuve Brawne Lamia en hochant la tête. Il est ici, je le sais. Il nous attend.
Elle a sorti quelques rations de son paquetage. Elle retire les languettes autochauffantes et fait passer les boîtes à tout le monde.
— Je sais bien que la déception est ce qui fait marcher le monde, déclare Silenus. Mais c’est trop ridicule. Nous sommes tous habillés comme pour notre propre enterrement, et nous n’avons pas un putain d’endroit où mourir.
Brawne Lamia le foudroie du regard, mais ne dit rien. Ils mangent quelque temps en silence. Les flammes s’estompent dans le ciel, et les étoiles reviennent, plus denses que jamais. Mais les escarboucles continuent de monter comme si elles cherchaient à s’échapper.
Enveloppé au second degré dans le tourbillon brumeux des pensées de Brawne Lamia, je m’efforce de récapituler les évènements qui se sont produits depuis la dernière fois que j’ai rêvé leur existence.
Les pèlerins étaient descendus en chantant dans la vallée bien avant l’aube. Leurs ombres se profilaient devant eux à la faveur des lumières d’un combat spatial qui se déroulait à un milliard de kilomètres au-dessus de leurs têtes. Toute cette journée-là, ils avaient exploré les Tombeaux du Temps. Ils s’attendaient à mourir d’une minute à l’autre. Au bout de quelques heures, lorsque le soleil s’était élevé au-dessus de l’horizon et que le froid mordant du désert la nuit avait fait place à une chaleur torride, leurs craintes et leurs exultations s’étaient estompées.
La journée avait été longue et silencieuse, à l’exception des crissements du sable, de quelques éclats de voix occasionnels et du gémissement constant, presque subliminal, du vent sur les rochers et autour des tombeaux. Kassad et le consul avaient, chacun de son côté, apporté un instrument destiné à mesurer l’intensité des champs anentropiques. Mais c’était Lamia qui avait fait remarquer la première qu’ils n’avaient pas besoin de ces appareils. Le flux et le reflux des marées du temps étaient parfaitement perceptibles sous la forme d’une légère nausée accompagnée d’un sentiment persistant de déjà-vu.
Le plus près de l’entrée de la vallée était le Sphinx. Venait ensuite le Tombeau de Jade, dont les parois étaient translucides uniquement à la lumière de l’aube et à celle du crépuscule. Puis, moins de cent mètres plus loin, se dressait le tombeau appelé l’Obélisque. Le chemin des pèlerins grimpait le long de l’arroyo de plus en plus large vers le plus imposant de tous ces monuments, le Monolithe de Cristal, qui occupait une position centrale. Sa surface était entièrement lisse, sans ouverture visible. Son toit plat était au même niveau que le faîte des murailles rocheuses enserrant la vallée. Venaient ensuite les Trois Caveaux, dont les entrées n’étaient visibles que parce que les sentiers conduisant jusqu’à elles étaient bien marqués. Enfin, près d’un kilomètre plus loin dans la vallée, se dressait l’édifice appelé le Palais du gritche, dont les embases et les flèches hérissées évoquaient les épines de la créature censée hanter cette vallée.
Tout le jour durant, ils étaient allés de tombeau en tombeau, personne ne s’éloignant trop du groupe, attendant d’être tous ensemble pour pénétrer dans ceux des artefacts où l’on pouvait entrer. Sol Weintraub avait presque défailli d’émotion en s’avançant à l’intérieur du Sphinx, ce même tombeau où sa fille Rachel avait contracté la maladie de Merlin, vingt-six ans auparavant. L’appareillage installé par les chercheurs de son université était toujours là, sur des trépieds, devant l’entrée du tombeau. Personne, dans le groupe de pèlerins, n’était capable de dire si les instruments fonctionnaient encore ou s’ils continuaient de remplir leur fonction de surveillance. Les galeries du Sphinx étaient aussi étroites et enchevêtrées que l’avaient suggéré les notes de Rachel dans son persoc. Les chapelets d’ampoules électriques et de globes bioluminescents abandonnés par les différentes équipes de travail étaient éteints, leurs accus déchargés. Le groupe utilisa des torches et la visière infrarouge de Kassad pour explorer les lieux. Ils ne découvrirent aucune trace de la chambre où s’était trouvée Rachel lorsque les parois avaient commencé à se refermer sur elle et que sa maladie avait débuté. Il n’y avait plus que des vestiges des formidables effets des marées du temps. Et le gritche n’avait laissé aucun indice de son passage.