Je servais ainsi de réceptionniste depuis peu de temps, trois ou quatre soirs seulement, je crois, lorsque nous eûmes un visiteur inhabituel. Il arriva un soir de bonne heure, mais la journée avait été si sombre, une des dernières vraies journées d’hiver, en fait, que nous avions allumé les lampadaires du jardin depuis plus d’une heure déjà, et que les voitures qui passaient dans la rue, si elles faisaient du bruit, étaient à peine visibles. Je répondis à son coup de sonnette, et comme nous faisions toujours avec les inconnus, m’enquis poliment du but de sa visite.
« Je voudrais parler au Dr Aubrey Veil. »
Je dus prendre un air d’incompréhension.
« C’est bien le 666, rue Saltimbanque ? » reprit l’inconnu.
C’était bien cela, naturellement, et le nom du Dr Veil, bien que je fusse incapable de le situer, me disait quelque chose. Je conclus que l’un de nos clients avait utilisé la maison de mon père comme adresse de complaisance, et comme ce visiteur était recevable et qu’il n’était pas souhaitable de discuter sur le seuil de la porte malgré l’abri partiel offert par le jardin, je lui demandai s’il voulait entrer ; puis j’envoyai Nerissa nous chercher du café afin que nous puissions avoir une petite conversation dans la salle de réception obscure qui donnait sur le hall d’entrée. C’était une pièce que l’on utilisait rarement, et les domestiques avaient négligé d’y faire la poussière, comme je le constatai dès que j’ouvris la porte. Je pris mentalement note d’en parler à ma tante à la première occasion, et en même temps je me rappelai où j’avais entendu mentionner le nom du Dr Veil. C’était ma tante qui, à notre première rencontre, avait fait allusion à la théorie de Veil selon laquelle nous serions en fait les descendants des aborigènes de Sainte-Anne qui auraient exterminé les colons de la Terre et pris si complètement leur place qu’ils auraient oublié leurs propres origines.
L’inconnu s’était assis dans l’un des fauteuils moites à dorures. Il avait une barbe, plus noire et plus fournie que le style à la mode, et il était jeune, je pense, bien que considérablement plus âgé que je ne l’étais. Il aurait pu être beau si la peau de son visage — la partie qui en était visible, tout au moins — n’avait été d’un blanc si incolore que c’était presque choquant. Ses vêtements sombres semblaient anormalement épais, comme du feutre, et je me rappelai avoir entendu dire par un client qu’un stellaris venu de Sainte-Anne avait plongé dans la baie la veille. Je lui demandai si par hasard il n’était pas arrivé à bord. Il parut un instant surpris, puis il se mit à rire.
« Vous êtes perspicace, je vois. Et vivant sous le même toit que le Dr Veil, sa théorie vous est familière. Non ; je suis de la Terre. Je m’appelle Marsch. » Il me tendit sa carte, et je dus m’y reprendre à deux fois avant que la signification des petites abréviations délicatement gravées s’imprime dans mon esprit. Mon visiteur était un homme de science, un docteur en philosophie et en anthropologie venu de la Terre.
« Je n’essayais pas d’être perspicace », dis-je. « Je pensais réellement que vous arriviez de Sainte-Anne. Ici, nous avons presque tous un visage planétaire, à l’exception des gitans et des tribus de criminels, et je n’arrivais pas à situer le vôtre. »
« J’ai remarqué ce que vous voulez dire ; vous semblez avoir cette particularité vous-même. »
« On dit que je ressemble beaucoup à mon père. »
« Ah », fit-il. Il me dévisagea ; puis : « Vous êtes un clonotype ? »
« Un clonotype ? »
J’avais déjà lu ce terme, mais dans un contexte de botanique, et comme cela m’arrive fréquemment quand je me trouve devant quelqu’un que je désire impressionner par mon intelligence, je fus incapable de prononcer un mot. Je me faisais l’impression d’être un enfant niais.
« Reproduit parthénogénétiquement de telle sorte que le nouvel individu — ou les nouveaux individus, on peut en avoir un millier si on veut — ait une structure génétique exactement identique à celle de son parent. C’est un procédé antiévolutionnaire, et donc illégal sur la Terre, mais ici je ne pense pas que les choses soient surveillées d’aussi près. »
« Vous parlez d’êtres humains ? »
Il hocha affirmativement la tête.
« Je n’avais jamais entendu parler de ça. Réellement, je doute que vous trouviez ici la technologie nécessaire ; nous sommes très en retard en comparaison de la Terre. Naturellement, mon père verra ce qu’il peut faire pour vous. »
« Ce n’est pas quelque chose que je veux faire faire. »
À ce moment-là, Nerissa arriva avec le café, interrompant les explications que le Dr Marsch allait donner. En fait, j’avais parlé de mon père plus par habitude qu’autre chose, et j’estimais très peu probable qu’il soit capable de réussir un tel tour de force biologique. Mais il y avait toujours une possibilité, particulièrement si une forte somme était offerte. Pour l’instant, nous gardâmes le silence tandis que Nerissa disposait les tasses et nous versait le café. Quand elle fut sortie, le Dr Marsch fit d’un ton appréciateur : « Peu commune, cette fille. » Je remarquai que ses yeux étaient d’un vert vif, sans les nuances de marron qu’ont la plupart des yeux.
Je brûlais de lui poser des questions sur la Terre et sur l’évolution récente de la science, et il m’était déjà venu à l’esprit que les filles pourraient être un moyen efficace de le retenir, ou tout au moins de le faire revenir. Je lui dis :
« Vous devriez monter en voir quelques-unes. Mon père a beaucoup de goût. »
« Je préférerais voir le Dr Veil. Ou bien est-ce que le Dr Veil est votre père ? »
« Oh, non. »
« Voici son adresse, ou plutôt la dernière adresse que l’on m’a donnée. Numéro 666, rue Saltimbanque, Port-Mimizon, Département de la Main, Sainte-Croix. »
Il paraissait sérieux, et peut-être que si je lui disais carrément qu’il faisait erreur, il se lèverait et partirait.