« C’est ma tante qui m’a parlé de l’hypothèse de Veil », lui dis-je. « Elle paraissait très au courant. Peut-être qu’un peu plus tard dans la soirée vous pourriez en discuter avec elle. »
« Ne pourrais-je pas la voir tout de suite ? »
« Ma tante reçoit très peu de visites. Pour parler franchement, on m’a dit qu’elle s’était disputée avec mon père avant ma naissance, et elle quitte rarement ses appartements. Les domestiques lui font leurs rapports, et elle dirige de chez elle ce qui pourrait être appelé, je suppose, notre économie domestique. Mais il est très rare de rencontrer Madame en dehors de ses appartements, ou d’y voir admettre un étranger. »
« Et pourquoi me dites-vous cela ? »
« Pour que vous compreniez qu’avec la meilleure volonté du monde il ne m’est guère possible de vous organiser un entretien avec elle ; tout au moins, pas en cet instant. »
« Vous pourriez simplement lui demander si elle connaît l’adresse actuelle du Dr Veil, et si elle veut bien me la donner. »
« Je fais tout mon possible pour vous aider, Dr Marsch. Je vous assure. »
« Mais vous ne pensez pas que ce soit la meilleure façon de procéder ? »
« Franchement, non. »
« En d’autres termes, si vous demandiez simplement le renseignement à votre tante, sans lui donner le temps de se former un jugement sur moi, vous ne pensez pas qu’elle me le communiquerait, même si elle l’avait ? »
« Il serait préférable que nous parlions d’abord un peu. Il y a beaucoup de choses que j’aimerais apprendre au sujet de la Terre. »
L’espace d’un instant, je crus discerner un sourire amer sous la barbe noire. Puis il dit : « Et si je vous demandais d’abord… »
Il fut interrompu — de nouveau — par Nerissa, sans doute parce qu’elle voulait savoir si nous avions besoin de quelque chose d’autre de la cuisine. Je l’aurais étranglée quand le Dr Marsch s’arrêta au milieu de sa phrase pour dire : « Cette fille ne pourrait-elle pas demander à votre tante si elle veut bien me recevoir ? »
Je dus penser rapidement. J’avais prévu d’y aller moi-même et, au bout d’un laps de temps raisonnable, de revenir lui annoncer que ma tante le recevrait un peu plus tard, ce qui m’aurait donné l’occasion de le questionner à loisir pendant qu’il aurait attendu. Mais il y avait au moins la possibilité (sans doute agrandie à mes yeux par mon impatience d’entendre parler des nouvelles découvertes de la Terre) qu’il refuse d’attendre, ou que, lorsqu’il verrait enfin ma tante, il fasse mention de l’incident. Au moins, si j’envoyais Nerissa, je pourrais profiter de lui pendant qu’elle ferait la commission, et il y avait de fortes chances — du moins c’est ce que j’imaginais — pour que ma tante soit retenue par une quelconque affaire qu’elle voudrait conclure avant de voir un étranger. Je priai donc Nerissa d’y aller, et le Dr Marsch lui donna une de ses cartes après avoir griffonné quelques mots au dos.
« Maintenant », fis-je, « que vouliez-vous me demander ? »
« La raison pour laquelle cette maison, sur une planète peuplée depuis moins de deux cents ans, paraît si ridiculement vieille. »
« Elle a été construite il y a cent quarante ans, mais vous devez en avoir beaucoup sur la Terre qui sont bien plus vieilles. »
« J’imagine. Des centaines. Mais pour chacune d’elles, nous en avons dix mille qui sont sorties de terre il y a moins d’un an. Ici, presque toutes les constructions que je vois paraissent à peu près aussi anciennes que celle-ci. »
« Il n’y a jamais eu foule ici, et nous n’avons pas eu à démolir ; c’est ce que Mr Million dit. Et il y a moins de monde maintenant qu’il y a cinquante ans. »
« Mr Million ? »
Je lui expliquai qui était Mr Million. Quand j’eus fini, il déclara :
« Il semble que vous ayez ici un simulateur dix-neuf non relié, ce qui devrait être intéressant. Il en existe seulement quelques modèles.
« Un simulateur dix-neuf ? »
« Un milliard ; dix à la puissance neuf. Le cerveau humain possède plusieurs milliards de synapses, naturellement ; mais on s’est aperçu qu’on pouvait très bien simuler son action… »
Il me semblait qu’aucune seconde ne s’était écoulée depuis le départ de Nerissa, mais elle était déjà de retour. Elle fit une courbette au Dr Marsch et lui dit :
« Madame va vous recevoir. »
Je bafouillai : « Maintenant ? »
« Oui », fit Nerissa sans malice. « Madame a dit tout de suite. »
« Je l’accompagnerai, dans ce cas. Reste à la porte. »
J’escortai le Dr Marsch le long des corridors obscurs, prenant un chemin détourné pour avoir plus de temps, mais il semblait, tandis que nous passions devant les miroirs ternis et les petites tables bancales de noyer, qu’il était occupé à préparer dans sa tête les questions qu’il allait poser à ma tante, car il ne répondait que par monosyllabes quand j’essayais de l’interroger sur la Terre.
Arrivé à la porte de l’appartement de ma tante, je frappai pour lui. Elle ouvrit elle-même, le bas de sa robe noire flottant à quelques centimètres de la moquette, mais je ne pense pas qu’il le remarqua. Il dit :
« Je suis vraiment désolé de vous déranger, Madame, et je ne me suis permis de le faire que parce que Monsieur votre neveu pensait que vous pourriez m’aider à trouver l’auteur de l’Hypothèse de Veil. »
Ma tante répondit : « Je suis le Dr Veil. Donnez-vous la peine d’entrer. » Et elle referma la porte derrière lui, en me laissant bouche bée dans le couloir.
Je racontai l’incident à Phaedria à notre rencontre suivante, mais elle préférait apprendre des détails sur la maison de mon père. Phaedria, si je n’ai pas encore cité son nom, était la fille qui s’était assise non loin de moi pendant que David jouait au squash. Elle m’avait été présentée à ma visite suivante au parc par son ange gardien en personne, qui l’avait aidée à s’asseoir près de moi et qui — miracle de miracle — s’était promptement retirée en un point qui, s’il n’était pas hors de vue, était au moins hors de portée d’oreille. Phaedria avait allongé sa cheville plâtrée devant elle, à moitié en travers de l’allée de gravier, et m’avait fait son plus charmant sourire : « Ça ne vous dérange pas que je m’assoie ici ? »
« J’en suis ravi. »
« Et vous êtes surpris également. Vos yeux s’agrandissent quand vous êtes étonné. Vous le saviez ? »
« C’est vrai que je suis étonné. Cela fait plusieurs fois que je viens ici dans l’espoir de vous rencontrer, mais vous n’y étiez pas. »
« Nous sommes venues également pour vous rencontrer et vous n’étiez pas là non plus. Mais je suppose qu’on ne peut pas passer toute sa vie dans un parc. »
« Je l’aurais fait », dis-je, « si j’avais su que vous vouliez me voir. J’y suis venu chaque fois que je l’ai pu. J’avais peur qu’elle ne… » je levai le menton en direction du monstre… « qu’elle ne vous empêche de revenir. Comment avez-vous fait pour la persuader ? »
« Je n’ai rien fait », dit tranquillement Phaedria. « Vous ne devinez pas ? Vous n’êtes pas au courant ? »
J’avouai que je ne l’étais pas. Je me sentais stupide, et j’étais stupide, au moins dans mes paroles, car une grande partie de mon esprit était employée non à formuler des réponses à ses remarques, mais à mémoriser le bercement de sa voix, le pourpre de ses yeux, et même le faible parfum de sa peau et le contact doux et chaud de son haleine sur ma joue froide.
« Voilà donc », était en train de dire Phaedria, « comment les choses se sont passées. Lorsque tante Uranie — ce n’est qu’une cousine pauvre de ma mère, en fait — est rentrée à la maison et lui a parlé de vous, il a découvert qui vous étiez, et c’est comme ça que je suis ici ».