« Oui », dis-je, et elle se mit à rire.
Phaedria était une de ces filles élevées entre l’espoir d’un mariage et la pensée d’une vente. Les affaires de son père, comme elle le disait elle-même, étaient « instables ». Il spéculait sur des cargaisons de navires, principalement en provenance du Sud — des textiles et de la drogue. Il devait, la plupart du temps, de fortes sommes d’argent que ses créditeurs ne pouvaient espérer récupérer que s’ils acceptaient de l’aider à investir de nouveau. Il mourrait peut-être pauvre, mais en attendant, il avait élevé sa fille en lui donnant toute l’éducation et la chirurgie plastique qu’une jeune fille de bonne famille pouvait espérer. Si, quand elle serait d’âge à se marier, il pouvait la pourvoir d’une bonne dot, elle l’unirait à quelque famille fortunée. Si au contraire il avait des besoins d’argent, une fille élevée de la sorte pouvait lui rapporter cinquante fois le prix d’une vulgaire enfant des rues. Notre famille, naturellement, était idéale dans les deux cas.
« Parlez-moi de votre maison », me dit-elle. « Savez-vous comment les copains l’appellent ? “La Cave Canem” ou, parfois, seulement “La Cave”. Ils pensent tous que c’est quelque chose d’extraordinaire d’y avoir été, et ils s’en vantent. Mais la plupart n’y ont jamais mis les pieds. »
J’aurais préféré lui parler du Dr Marsch et des progrès scientifiques de la Terre, et j’étais aussi curieux d’entendre parler du monde où elle évoluait, des « copains » dont elle faisait mention d’un air si naturel, de l’école et de sa famille, qu’elle l’était du nôtre. Mais si je voulais bien lui détailler les services que les protégées de mon père rendaient à leurs bienfaiteurs, il y avait des détails, tels que la manière dont ma tante flottait dans sa cage d’escalier, que je préférais ne pas évoquer. Nous achetâmes des rouleaux cantonais à la même marchande pour les manger sous un soleil pâle et nous échangeâmes d’autres confidences avant de nous séparer pas seulement amoureux mais amis, en nous promettant de nous revoir le lendemain.
À un moment de la nuit, à peu près quand je regagnai — ou plus exactement, quand on me fit regagner, car je pouvais à peine marcher — mon lit après une séance de plusieurs heures avec mon père, le temps changea. Les exhalaisons musquées d’un printemps tardif ou d’un été précoce filtrèrent à travers les volets, et les flammes de notre petit foyer semblèrent s’éteindre de honte aussitôt. Le valet de mon père ouvrit la fenêtre toute grande, et il se déversa dans la pièce une senteur évocatrice des dernières neiges qui fondent sous les conifères les plus noirs et les plus profonds des versants nord des montagnes. Nous étions convenus avec Phaedria de nous voir à dix heures, et avant d’aller dans la bibliothèque de mon père, j’avais placé une note en évidence sur le secrétaire à côté de mon lit demandant d’être réveillé une heure plus tôt. Cette nuit-là, je dormis environné de parfums, avec dans ma tête la pensée — moitié rêve, moitié projet — que Phaedria et moi, nous trouverions quelque moyen d’échapper complètement à sa tante et de nous réfugier au creux d’une prairie déserte où l’herbe courte serait parsemée de fleurs bleues et jaunes.
Quand je me réveillai, il était une heure de l’après-midi et la pluie ruisselait sourdement sur les vitres. Mr Million, qui était en train de lire à l’autre extrémité de la pièce, m’annonça qu’il pleuvait comme cela depuis six heures du matin, et que pour cette raison il n’avait pas voulu me déranger. J’avais une migraine lancinante, comme c’était souvent le cas après une séance avec mon père, et je pris une poudre qu’il m’avait prescrite. C’était une substance grise qui sentait l’anis.
« Tu n’as pas l’air bien », me dit Mr Million.
« J’espérais pouvoir aller au parc. »
« Je sais. » Il roula vers moi, et je me souvins que le Dr Marsch l’avait appelé un simulateur « non relié ». Pour la première fois depuis que, tout petit, j’avais satisfait ma curiosité à leur sujet, je me penchai (au grand détriment de ma migraine) pour lire les plaques presque effacées de son compartiment principal. Elles portaient seulement le nom d’une compagnie de cybernétique de la Terre et, en français, comme je l’avais toujours supposé, son nom à lui, Mr Million — Monsieur Million. Puis, comme un coup sur la nuque tombant par surprise sur quelqu’un en train de rêvasser dans un fauteuil confortable, il me vint à l’idée qu’un point dans les formules algébriques peut indiquer une multiplication. Il remarqua aussitôt mon changement d’expression.
« Une capacité de mille millions de mots », dit-il. « Un milliard. La lettre signifie mille, naturellement. Je croyais que tu l’avais compris depuis longtemps. »
« Vous êtes un simulateur non relié. Qu’est-ce qu’un simulateur relié, et que simulez-vous ? Mon père ? »
« Non. » Le visage sur l’écran, celui qui restait pour moi le visage de Mr Million, se tourna vers moi : « Disons que je suis — que cette personne simulée est — au moins ton arrière-grand-père. Il est — je suis — mort. Pour pouvoir réaliser la simulation, il est nécessaire d’examiner les cellules du cerveau, couche par couche, avec un faisceau de particules accélérées afin de pouvoir reproduire les configurations neurales — nous disons neurographier — dans l’ordinateur. Le processus est fatal. »
Je demandai au bout d’un moment : « Et un simulateur relié ? »
« Si la simulation doit prendre la forme d’un corps humain, le corps mécanique doit être “relié” à un centre extérieur, car même la plus petite unité d’un milliard de mots est sans commune mesure avec la taille d’un cerveau humain. » Il s’interrompit de nouveau, et pendant un instant son visage se décomposa en une myriade de petits points brillants, tourbillonnant comme des particules de poussière dans un rayon de lumière. « Pardonne-moi. Pour une fois, tu voudrais écouter mais je ne peux pas te faire un cours. On m’avait dit, il y a bien longtemps, juste avant l’opération, que mon simulacre serait capable d’émotions en certaines circonstances. Jusqu’à présent, j’avais toujours cru qu’ils m’avaient menti. » Je l’aurais arrêté, si j’avais pu, mais il sortit précipitamment avant que j’aie eu le temps de revenir de ma surprise.
Pendant longtemps, une heure ou plus, je suppose, je restai là à écouter le martèlement sourd de la pluie et à penser à Phaedria et à ce que Mr Million avait dit, tout cela confusément mêlé aux questions de mon père de la nuit précédente, questions qui semblaient me voler leurs réponses de sorte qu’elles me laissaient vide et que mes rêves se heurtaient au néant, rêves de barrières et de murs, et de fossés appelés hahas, qui cachent une clôture qu’on ne voit que quand on est sur le point de trébucher dessus. Une fois, j’avais rêvé que je me trouvais au milieu d’une cour pavée bordée de colonnes corinthiennes si étroitement serrées que je ne pouvais me glisser entre elles, bien que dans mon rêve je n’eusse pas plus de trois ou quatre ans. Après avoir essayé longtemps à des endroits multiples, je m’étais aperçu que chaque colonne portait un mot gravé — le seul dont je me souvienne est carapace — et que les dalles qui pavaient la cour étaient des dalles mortuaires comme celles que l’on trouve dans le sol de certaines vieilles églises françaises, avec mon nom et une date différente sur chacune.
Ce rêve me poursuivait même quand j’essayais de penser à Phaedria, et quand une servante m’apporta de l’eau chaude — car je me rasais maintenant deux fois par semaine — je m’aperçus que je tenais déjà mon rasoir à la main et que je m’étais coupé avec d’une telle manière que le sang avait coulé sur mes vêtements de nuit et maculé mes draps.