À peu près vers cette époque, conséquence, je suppose, de l’exploration intense et continue par mon père de mon subconscient, opération dont j’ignorais toujours le but et sur laquelle, y étant trop habitué, je posais rarement des questions, je devins progressivement sujet à d’effrayantes pertes de contrôle de mon activité consciente. Je paraissais, me disaient David et Mr Million, être tout à fait moi-même, quoique peut-être un peu plus calme qu’à mon habitude, répondant aux questions un peu distraitement mais normalement, et soudain je reprenais mes esprits, je sursautais et je regardais d’un air hébété le décor familier, les visages familiers parmi lesquels je me retrouvais, l’après-midi par exemple, sans le moindre souvenir de m’être éveillé, levé, rasé, habillé, et d’être allé manger puis faire un tour dehors.
J’avais toujours pour Mr Million la même affection que lorsque j’étais enfant, mais cependant je n’avais jamais pu, après la conversation où j’avais appris la signification de la petite plaque qu’il portait sur le côté, le considérer tout à fait comme avant. J’avais conscience, et j’ai toujours conscience maintenant, que la personnalité que j’aimais avait péri des années avant ma naissance, et que je m’adressais à une imitation, de nature fondamentalement mathématique, qui réagissait de la même manière que cette personnalité aurait pu le faire aux stimuli de la parole et de l’action humaines. Je n’ai jamais pu établir si Mr Million est vraiment conscient au sens où il aurait véritablement le droit de dire, comme il l’a toujours fait, « je sens » ou « je crois ». À mes questions, il répondait toujours qu’il ne le savait pas lui-même et que, ne disposant d’aucun critère de comparaison, il était incapable d’affirmer que son processus de pensée représentait un véritable mode de conscience. Et je ne pouvais pas savoir non plus, naturellement, si cette réponse était le fruit de la méditation d’une âme, vivante je ne sais comment dans les dansantes abstractions de la simulation, ou si elle était simplement déclenchée, automatiquement et phonographiquement, par ma question.
Notre théâtre, comme je l’ai dit, fonctionna tout l’été et donna sa dernière représentation lorsque les feuilles mortes volèrent, telles de vieilles lettres obscures et parfumées que le vent emporte d’un coffre abandonné, jusque sur notre scène. Après avoir salué une dernière fois le public, nous qui avions écrit et joué les pièces de la saison étions trop las pour pouvoir faire autre chose que retirer nos costumes et notre maquillage et prendre, avec les derniers spectateurs attardés, le chemin de la maison, hanté par le cri nocturne de l’engoulevent. J’étais prêt, je m’en souviens, à prendre mes fonctions à la porte de la maison de mon père, mais cette nuit-là son valet m’attendait dans le hall d’entrée, avec pour instructions l’ordre de me conduire directement à la bibliothèque, où mon père m’expliqua avec brusquerie qu’il était obligé de consacrer une partie de la nuit à ses affaires et que pour cette raison il préférait s’occuper de moi (comme il disait) plus tôt. Il paraissait fatigué et en mauvaise santé, et il me vint à l’idée, pour la première fois je crois, qu’il mourrait un jour, et que je deviendrais ce jour-là en même temps riche et libre.
Ce que les drogues me firent dire cette nuit-là, je ne m’en souviens pas, bien sûr, mais je me rappelle avec autant de clarté que si je venais d’en sortir le rêve que je fis ensuite. J’étais sur un bateau, un bateau blanc pareil à ceux que les bœufs tirent, si lentement que leur étrave pointue ne trace aucun sillage, dans les eaux vertes du canal à côté du parc. J’étais le seul membre de l’équipage, et en fait le seul homme vivant à bord. À l’arrière, tenant la roue du gouvernail d’une façon si molle que c’était elle qui semblait le soutenir et le guider plutôt que le contraire, se tenait le cadavre d’un homme grand et maigre dont le visage, quand il se présenta de profil à moi, était exactement celui qui flottait sur l’écran de Mr Million. Ce visage, comme je l’ai dit, ressemblait beaucoup à celui de mon père, mais je savais que le mort qui tenait le gouvernail n’était pas mon père.
Je restai longtemps à bord de ce navire. Il semblait dériver, sous un vent fort qui venait de bâbord. Quand je grimpais dans la mâture la nuit, les mâts et les espars et les agrès frémissaient et chantaient au vent, les voiles s’étageaient au-dessus de ma tête et au-dessous de moi, et j’avais d’autres mâts drapés de voiles blanches devant et derrière. Quand je travaillais sur le pont dans la journée, les embruns mouillaient ma chemise et laissaient des traces en forme de larmes sur les planches qui séchaient rapidement au soleil.
Je ne me souviens pas être jamais monté sur un navire de ce genre, mais il est possible que je l’aie fait étant tout jeune, car tous les bruits, le grincement des mâts dans leur socle, le sifflement du vent dans les milliers de cordages, le fracas des vagues contre la coque de bois, étaient aussi distincts, aussi réels, aussi eux-mêmes que les bruits de rires et de verres brisés que j’entendais le soir, enfant, avant de m’endormir, ou que les clairons de la citadelle qui me réveillaient parfois le matin.
Je faisais un travail, je ne sais pas lequel au juste, à bord de ce navire. Je portais des seaux d’eau avec lesquels je nettoyais les traces de sang séché sur le pont, je halais des filins qui ne semblaient attachés à rien — ou plutôt, fermement attachés à des objets impossibles à déplacer encore plus haut dans les gréements. Je scrutais la surface de l’eau depuis la proue et la rambarde, du haut des mâts et du sommet d’une grande cabine qui se trouvait au milieu du navire, mais quand un stellaris, ses panneaux d’entrée dans l’atmosphère aveuglants de chaleur, plongeait en sifflant dans la mer, je n’avais de rapport à faire à personne.
Et pendant tout ce temps, le mort qui tenait le gouvernail me parlait. Sa tête pendait mollement, comme s’il avait le cou brisé, et les secousses de la roue chaque fois que le gouvernail heurtait une lame l’envoyaient d’une épaule à l’autre, ou la relevaient vers le ciel, ou la penchaient vers le pont. Mais elle continuait de me parler, et les rares mots que je saisissais suggéraient que le mort était en train de m’exposer une théorie d’éthique dont les postulats paraissaient douteux même à lui. J’étais terrorisé à l’idée d’entendre ce qu’il disait, et je me tenais le plus possible à l’avant. Mais il y avait des moments où le vent me portait ses paroles avec une grande clarté, et chaque fois que je levais les yeux de mon travail je me retrouvais beaucoup plus près de l’arrière, parfois juste à côté du timonier fantôme, que je ne l’avais supposé.
Lorsque j’eus séjourné longtemps sur ce navire, au point de me sentir très seul et très fatigué, une des portes de la cabine s’ouvrit et ma tante en sortit, flottant bien droite à une cinquantaine de centimètres du pont incliné. Sa robe ne pendait pas verticalement, comme d’habitude, mais battait au vent comme une banderole, et semblait sur le point de s’envoler. Je ne sais pas pourquoi, je lui dis : « N’approchez pas de cet homme qui tient le gouvernail, ma tante. Il pourrait vous faire du mal. »