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Elle répondit, aussi naturellement que si nous nous étions rencontrés dans le couloir devant ma chambre :

« Ridicule. Il y a longtemps qu’il ne peut plus faire ni de bien ni de mal à personne, Numéro Cinq. C’est de mon frère qu’il faut nous inquiéter. »

« Où est-il ? »

« En bas. » Elle indiqua du doigt le pont, comme si elle voulait dire qu’il était dans la cale. « Il essaye de découvrir pourquoi le navire n’avance pas. »

Je courus vers la lisse, et regardai par-dessus bord. Et au lieu de voir la mer, je vis le ciel nocturne. Les étoiles — d’innombrables étoiles — s’étendaient sur une distance infinie au-dessous de moi, et en les regardant, je m’aperçus que le navire, comme venait de le dire ma tante, n’avançait pas, et ne roulait même pas, mais restait stable et immobile. Je me tournai vers elle, et elle me dit : « Il n’avance pas parce qu’il l’a amarré jusqu’à ce qu’il découvre pourquoi il n’avance pas. » Et à ce moment-là, je me trouvai en train de glisser le long d’un filin vers ce que je supposai être la cale du navire. Il y avait une odeur de bêtes. Je m’étais réveillé, bien qu’au début je ne m’en fusse pas aperçu.

Mes pieds touchèrent le sol, et je vis que David et Phaedria étaient à côté de moi. Nous étions dans une sorte d’énorme grenier, et lorsque mon regard se porta sur Phaedria, qui était ravissante mais tendue et inquiète, un coq lança son cri.

David demanda : « Où croyez-vous que se trouve l’argent ? » Il portait avec lui une trousse à outils.

Et Phaedria, qui sans doute s’était attendue à l’entendre dire quelque chose d’autre, ou bien faisant écho à ses propres pensées, déclara : « Nous avons largement le temps, Marydol fait le guet. » Marydol était l’une des filles qui faisaient partie de notre troupe.

« Si elle ne se sauve pas. Où peut être l’argent ? »

« Pas là-haut. Plutôt en bas, derrière son bureau. » Elle était accroupie, mais elle se redressa et commença à avancer. Elle était entièrement en noir, depuis les ballerines jusqu’au ruban noué dans ses cheveux, et son visage et ses bras blancs formaient un contraste violent tandis que ses lèvres carminées ne pouvaient être qu’une erreur, un morceau de couleur oublié par inadvertance. David et moi nous la suivîmes.

Il y avait des caisses éparpillées un peu partout, et quand nous passâmes devant je vis qu’elles servaient de poulaillers, et qu’elles abritaient chacune une volaille. Ce n’est que lorsque nous fûmes presque arrivés à l’échelle qui descendait par une trappe à l’extrémité opposée du grenier que je réalisai que les volailles étaient des coqs de combat. Puis un rayon de soleil filtrant par une des lucarnes éclaira une caisse, et le coq se dressa puis s’étira en révélant de féroces yeux rouges et un plumage aussi éclatant que celui d’un ara. « Venez », dit Phaedria. « Maintenant, ce sont les chiens. » Et nous descendîmes l’échelle à sa suite. L’enfer se déchaîna à l’étage au-dessous.

Les chiens étaient enchaînés dans des boxes avec des séparations assez hautes de chaque côté pour les empêcher de voir leurs voisins, et de larges allées entre les rangées de boxes. C’étaient tous des chiens de combat, mais leur taille allait du terrier de dix livres au molosse plus grand qu’un poney. Ils avaient des têtes aussi difformes que les excroissances qui apparaissent sur les arbres très vieux, et des mâchoires capables de trancher les jambes d’un homme d’un seul coup. Le tintamarre de leurs aboiements était incroyable, et nous faisait trembler tandis que nous descendions l’échelle. Arrivé en bas, je saisis le bras de Phaedria et essayai de lui indiquer par signes — car j’étais certain que nous n’avions pas le droit d’être là — que nous devions quitter cet endroit au plus vite. Elle secoua la tête et, quand je me révélai incapable de comprendre ce qu’elle me disait même en exagérant le mouvement de ses lèvres, écrivit sur un mur poussiéreux avec son index humecté : « Ils font ça tout le temps. Un bruit dans la rue. N’importe quoi. »

L’accès à l’étage inférieur se faisait par un escalier et par une porte massive mais non verrouillée, qui avait été placée là, supposai-je, surtout pour isoler le bruit. Je me sentis mieux quand nous l’eûmes refermée derrière nous, bien que le tintamarre fût encore appréciable. J’avais repris totalement mes esprits à présent, et j’aurais dû expliquer à Phaedria et à David que je ne savais pas où j’étais ni ce que nous faisions ici, mais la honte m’en empêchait. Et de toute façon, il n’était pas très difficile de deviner ce qui nous avait amenés ici. David avait demandé où se trouvait l’argent, et nous avions souvent parlé — propos que j’avais considérés à l’époque comme des vantardises plus qu’à moitié creuses — d’organiser un grand coup qui nous dispenserait en une seule fois de nous livrer à davantage de petits larcins.

Je découvris plus tard, en partant, à quel endroit nous nous trouvions ; et grâce à des recoupages de conversations, j’appris les circonstances qui nous avaient amenés ici. Le bâtiment avait été conçu à l’origine comme un entrepôt et se trouvait rue des Égouts, non loin de la baie. Son propriétaire était fournisseur des aficionados de combats en tous genres, et avait la réputation de posséder la plus grande collection de ces créatures de tout le Département. Le père de Phaedria avait entendu dire que cet homme avait récemment embarqué une partie de son stock le plus précieux. Il avait emmené Phaedria avec lui quand il était allé lui rendre visite. Comme il était connu que l’endroit n’ouvrait pas ses portes avant la fin du dernier angélus, nous étions venus le lendemain un peu après le second et nous étions entrés par une lucarne.

Il m’est difficile de décrire le spectacle que nous découvrîmes en descendant de l’étage des chiens à l’étage inférieur, qui était le premier du bâtiment. J’avais déjà vu de nombreuses fois des esclaves de combat quand Mr Million, David et moi avions traversé le marché aux esclaves pour nous rendre à la bibliothèque ; mais jamais plus d’un ou deux à la fois, et toujours enchaînés. Ici, ils étaient partout, assis, couchés, debout, et pendant un moment je me demandai pourquoi ils ne se mettaient pas en pièces, et nous trois également par la même occasion. Puis je vis que chacun d’eux était retenu par une courte chaîne scellée dans le plancher, et il n’était pas difficile de dire d’après les marques et les éraflures circulaires dans le bois jusqu’où l’esclave qui était au centre pouvait aller. Les rares objets qu’ils avaient, des paillasses et quelques chaises et bancs, étaient ou bien trop légers pour servir de projectiles, ou massifs et scellés eux aussi dans le plancher. Je m’attendais à les voir nous menacer en hurlant, comme on m’avait dit qu’ils se menaçaient dans l’arène avant de s’affronter, mais ils paraissaient comprendre que tant qu’ils étaient enchaînés, ils ne pouvaient rien faire. Toutes les têtes s’étaient tournées vers nous quand nous avions descendu les marches, mais nous n’avions rien à leur donner à manger ; et après ce premier examen, ils manifestaient encore moins d’intérêt pour nous que les chiens.

« Ce ne sont pas des êtres humains, n’est-ce pas ? » demanda Phaedria. Elle marchait avec raideur comme un soldat en train de défiler, et elle regardait les esclaves avec intérêt ; en l’étudiant, il me vint à l’esprit qu’elle était beaucoup plus grande et moins boulotte que la « Phaedria » que j’imaginais quand je pensais à elle. Elle n’était pas seulement jolie, c’était véritablement une belle fille. « Ce sont des sortes d’animaux, en fait », ajouta-t-elle, comme pour se convaincre elle-même.