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Il y a encore une autre chose à dire sur cet incident — je veux parler de la mort de l’esclave — bien que je sois tenté de poursuivre mon récit en racontant à la place une découverte que je fis immédiatement après et qui eut à l’époque une influence beaucoup plus grande sur moi. Ce n’est qu’une impression, et je suis sûr qu’avec le temps, elle a dû s’amplifier et se déformer dans ma mémoire. Pendant que je plongeais l’éclat de miroir dans la gorge de l’esclave, ma tête était tout près de la sienne et je vis (je suppose que la lumière de l’une des hautes fenêtres derrière nous tombait juste dessus) la double réflexion de mon propre visage dans la cornée de ses yeux : il me parut alors que son visage et le mien étaient très ressemblants. Je n’avais jamais oublié ce que le Dr Marsch m’avait dit sur la production d’un nombre illimité d’individus par parthénogenèse, ni la réputation qu’avait mon père, dans ma jeunesse, de négocier des enfants. J’ai essayé, depuis ma sortie de prison, de retrouver la trace de ma mère, la femme de la photo que m’avait montrée ma tante, mais cette photo devait dater de bien avant ma naissance — peut-être même avait-elle été prise sur la Terre.

La découverte dont je parlais survint presque au moment où nous quittâmes le bâtiment où j’avais tué l’esclave, et elle consistait simplement en ceci : nous n’étions plus en automne, mais en plein cœur de l’été ! Nous étions tellement tous les quatre — Marydol s’était jointe à nous — occupés par David et l’histoire qu’il fallait inventer pour expliquer sa blessure, que le choc fut quelque peu escamoté. Mais il ne pouvait y avoir aucun doute. Il faisait chaud, de cette chaleur lourde et humide propre à l’été. Les arbres que j’avais vus pour la dernière fois presque nus étaient verdoyants et remplis d’oiseaux. Le jet d’eau de notre jardin ne renvoyait plus, comme il le faisait toujours quand il y avait un danger de gel et de conduites éclatées, de l’eau chaude : je trempai ma main dans le bassin tandis que nous aidions David à remonter l’allée, et elle était fraîche comme de la rosée.

Mes périodes d’action inconsciente, donc, mon somnambulisme, s’étaient aggravées au point de dévorer tout un hiver et un printemps entier, et j’avais l’impression d’être complètement égaré.

Quand nous entrâmes dans la maison, un singe, que je pris tout d’abord pour celui de mon père, me sauta sur l’épaule. Plus tard, Mr Million me dit que c’était le mien, un des animaux de mon laboratoire auquel je m’étais attaché. Je ne connaissais pas cette petite créature, mais des cicatrices sous son poil et les déformations de ses membres indiquaient qu’elle me connaissait.

(Depuis, j’ai toujours gardé Popo, et Mr Million en a pris soin pendant que j’étais en prison. Il grimpe toujours quand il fait beau aux murs gris et croulants de notre vieille maison ; et quand il court le long du parapet, et que je vois sa silhouette difforme se profiler contre le ciel, j’ai l’impression parfois que mon père est encore vivant et qu’il va me garder de longues heures dans sa bibliothèque. Mais je pardonne à Popo de m’évoquer ces souvenirs.)

Mon père ne fit pas venir un médecin pour David. Il le soigna lui-même ; et s’il était curieux de savoir comment il avait reçu cette blessure, il ne le montra pas. Je crois — mais ma supposition vaut ce qu’elle vaut, après tout ce temps — qu’il pensait que c’était moi qui l’avais poignardé à la suite de quelque dispute. Je dis cela parce qu’il parut, par la suite, redouter de rester tout seul avec moi. Ce n’était pas un homme craintif, et il était habitué depuis des années à avoir affaire de temps à autre à des criminels de la pire espèce ; mais il n’était plus à l’aise avec moi — il se tenait sur ses gardes. Naturellement, c’était peut-être dû à quelque chose que j’avais dit ou fait pendant mon hiver oublié.

Marydol et Phaedria, de même que ma tante et Mr Million, rendaient fréquemment visite à David, de sorte que sa chambre de convalescence devint pour nous un lieu de réunions qui n’était troublé que par les rares visites de mon père. Marydol était une petite blonde assez frêle, gentille, et je l’aimais beaucoup. Souvent, quand venait l’heure de rentrer chez elle, je la raccompagnais, et en rentrant, je m’arrêtais au marché aux esclaves, comme nous l’avions fait si souvent, Mr Million, David et moi, pour acheter du pain frit et du café noir sucré et pour regarder les enchères. Le visage de ces esclaves est ce qu’il y a de plus terne au monde ; mais j’étais capable de les contempler pendant des heures, et il me fallut longtemps, un mois au moins, pour comprendre — d’un seul coup, quand je saisis ce que je cherchais — ce qui me poussait à le faire. Un jeune mâle avait été amené sur l’estrade. Son visage et son dos avaient été marqués par le fouet, et il avait des dents brisées, mais je le reconnus : le visage meurtri était le mien, ou bien celui de mon père. Je lui parlai, et j’étais prêt à l’acheter et à l’affranchir, mais il me répondit à la manière servile des esclaves et je me détournai, écœuré, puis je rentrai.

Cette nuit-là, quand mon père me fit venir dans sa bibliothèque — ce qui ne s’était pas produit depuis plusieurs soirs — je contemplai son image et la mienne que nous renvoyait le miroir qui dissimulait l’entrée du laboratoire. Il paraissait plus jeune qu’il ne l’était, et moi plus vieux. Nous aurions presque pu être le même homme, et quand il me fit face et que, regardant par-dessus son épaule, je ne vis pas mon propre corps mais seulement ses bras et les miens, nous aurions pu être l’esclave que j’avais tué.

Je ne saurais dire qui émit le premier l’idée de tuer mon père. Je me souviens seulement qu’un soir, tandis que je me préparais à me mettre au lit après avoir raccompagné chez elles Marydol et Phaedria, il me vint à l’esprit qu’un peu plus tôt, alors que nous étions tous les trois assis, en compagnie de ma tante et de Mr Million, autour du lit de David, nous avions parlé de ça.

Pas ouvertement, bien sûr. Peut-être que nous ne nous étions pas avoués, même en notre for intérieur, que c’était à cela que nous pensions. Ma tante avait fait allusion au magot qu’il avait dû cacher quelque part. Phaedria avait parlé d’un yacht luxueux, et David de safaris grand style ; et du pouvoir politique que l’argent pouvait acheter.

Je ne disais rien, mais je pensais aux heures, aux semaines et aux mois qu’il m’avait volés ; à la destruction de mon moi, qu’il avait rongé nuit après nuit. Un soir, peut-être, j’entrerais dans cette bibliothèque pour m’apercevoir en me réveillant que j’étais devenu un vieillard, un mendiant impotent.

Je compris alors que je devais le tuer sans plus attendre, car si je lui révélais de telles pensées pendant que j’étais allongé drogué sur la vieille table au cuir pelé, c’était lui qui me tuerait sans hésitation.

Tout en attendant l’arrivée de son valet, je préparai un plan. Il n’y aurait pas d’enquête ni de certificat de décès pour mon père. Je prendrais sa place. Pour notre clientèle, il n’y aurait rien de changé en apparence. Phaedria dirait à ses amis que je m’étais querellé avec lui et que j’avais quitté la maison. Pendant un certain temps, je ne verrais personne, et par la suite, grimé, dans une pièce sombre, je recevrais de temps en temps un visiteur. C’était un plan impossible, mais à l’époque, je le croyais praticable sans difficulté. Mon scalpel était prêt dans ma poche. Le cadavre pouvait être détruit sans laisser de traces au laboratoire même.