Le petit œuf bleu, tacheté de brun, d’un oiseau chanteur… Je suppose que l’oiseau devait nicher dans le jardin devant notre fenêtre, et que David ou moi avions dû piller le nid pour nous faire dévaliser à notre tour par Mr Million. Mais je ne me souviens pas du tout de l’incident.
Il y a aussi un puzzle (cassé) fait des viscères séchés d’un petit animal, et — que de merveilleuses évocations une de ces grandes clés ciselées que l’on vend tous les ans et qui, pendant l’année de leur validité, donnent à leur possesseur l’accès de certaines salles de la bibliothèque municipale après la fermeture. Mr Million, je suppose, nous l’avait confisquée quand, après l’expiration de sa validité, il s’était aperçu qu’elle continuait à nous servir de jouet. Mais que de souvenirs !
Mon père avait sa propre bibliothèque, maintenant en ma possession ; mais nous n’avions pas le droit d’y entrer. J’ai le souvenir imprécis — je ne saurais dire à quel âge — de m’être trouvé devant cette énorme porte sculptée, de l’avoir vue s’ouvrir et d’avoir eu devant moi le singe infirme de mon père perché sur son épaule tout contre son visage d’aigle, avec le foulard noir et la robe de chambre écarlate au-dessous et les rangées et rangées de vieux volumes derrière eux, et l’odeur douceâtre de formaldéhyde qui provenait du Laboratoire derrière le miroir coulissant.
Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit alors, ni si c’était moi ou quelqu’un d’autre qui avait frappé, mais je me rappelle qu’une fois que la porte se fut refermée, une dame vêtue de rose que je jugeais très jolie s’était penchée jusqu’à ce que son visage fût à la hauteur du mien et m’avait assuré que tous les livres que je venais de voir avaient été écrits par mon père, et que cela n’avait pas soulevé le moindre doute dans mon esprit.
Mon frère et moi, ainsi que je l’ai déjà dit, n’avions pas le droit d’entrer dans cette salle ; mais lorsque nous fûmes un peu plus grands, Mr Million nous accompagna, environ deux fois par semaine, à la bibliothèque municipale. C’étaient à peu près les seules occasions que nous avions de quitter la maison, et comme notre précepteur détestait plier les branches articulées de ses modules de métal pour les faire entrer dans une voiture de louage et qu’aucune chaise à porteurs n’aurait pu contenir son volume ou supporter sa masse, ces expéditions se faisaient toujours à pied.
Longtemps, le chemin de la bibliothèque resta la seule partie de la ville que nous connaissions. Nous descendions la rue Saltimbanque, où nous demeurions, puis nous prenions la rue de l’Asticot, qui était la quatrième sur la droite, jusqu’au marché aux esclaves et, deux rues plus loin, la bibliothèque. Les enfants, ne sachant distinguer l’extraordinaire du plus banal, se tiennent habituellement au milieu des deux ; ils trouvent de l’intérêt à des incidents que les adultes ne se soucient même pas de remarquer, et acceptent avec sérénité les événements les plus improbables. Mon frère et moi, nous étions fascinés par les antiquités frelatées et les bonnes affaires douteuses de la rue de l’Asticot, mais le marché aux esclaves où Mr Million insistait souvent pour s’arrêter une heure nous laissait totalement indifférents.
Il n’était pas très grand. Port-Mimizon n’est pas un centre important pour ce genre de commerce, et souvent les commissaires-priseurs et leur marchandise entretenaient d’excellents rapports pour s’être retrouvés maintes fois lorsqu’une succession de propriétaires découvrait l’un après l’autre le même défaut. Mr Million n’enchérissait jamais ; il se contentait de suivre la vente, immobile, tandis que nous nous impatientions en grignotant le pain frit qu’il nous avait acheté à un éventaire. Il y avait des porteurs de chaises, aux jambes musclées et noueuses, des garçons de bains au sourire minaudier, des esclaves lutteurs couverts de chaînes, au regard obscurci par la drogue ou éclatant de férocité stupide ; des cuisiniers, des domestiques et cent autres encore. Pourtant, David et moi nous demandions la permission de continuer tout seuls jusqu’à la bibliothèque.
C’était un bâtiment beaucoup trop vaste pour sa destination actuelle. Il avait abrité les bureaux du gouvernement à l’époque de l’influence française. Le parc au milieu duquel il se dressait jadis avait été peu à peu grignoté, et la bibliothèque s’élevait maintenant au milieu d’un enchevêtrement d’échoppes et d’habitations. Un passage étroit conduisait à l’entrée principale, et une fois à l’intérieur on oubliait les ruelles sordides qui faisaient place à une sorte de sentiment de grandeur éclatée. Le comptoir principal se trouvait juste au-dessous de la coupole, auquel s’accrochait un passage en spirale bordé par la collection principale de la bibliothèque. La coupole flottait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes, tel un ciel de pierre dont le moindre fragment en tombant aurait pu tuer sur le coup l’un des bibliothécaires.
Tandis que Mr Million accomplissait majestueusement son ascension vers le haut de la spirale, David et moi nous courions jusqu’à ce que nous ayons plusieurs tours d’avance et que nous puissions faire ce que nous voulions. Quand j’étais encore tout petit, il me venait souvent l’idée que, puisque mon père avait écrit (selon la dame en rose) assez de livres pour meubler toute une pièce, il devait bien y en avoir quelques-uns ici ; et je grimpais résolument jusqu’à la coupole presque, où je commençais à fouiller. Comme les bibliothécaires ne remettaient généralement pas les livres à leur place, il semblait toujours y avoir la possibilité de tomber sur quelque chose qui n’était pas là la dernière fois. Les rayons s’élevaient bien au-dessus de ma tête, mais quand personne ne m’observait, je grimpais dessus comme après une échelle, mettant parfois le pied sur les livres quand il n’y avait pas assez de place pour mes petites chaussures marron. J’en faisais quelquefois tomber, et ils restaient à terre jusqu’à notre visite suivante et même plus longtemps, prouvant le peu d’enthousiasme du personnel à gravir la longue pente spiralée.
Les rayons supérieurs étaient dans un état encore pire si possible que ceux qui étaient situés à portée de la main, et un jour glorieux où j’avais réussi à atteindre le plus élevé de tous, je trouvai, au milieu d’une épaisse couche de poussière, à côté d’un texte sur l’astronautique qui n’était pas à sa place — Le Vaisseau spatial d’un kilomètre, écrit par un Allemand dont j’ai oublié le nom — un exemplaire oublié de Lundi ou mardi, un livre sur l’assassinat de Trotski et un volume décrépit de nouvelles de Vernon Vinge qui devait sa présence ici, je suppose, à l’erreur de quelque préposé aujourd’hui depuis longtemps disparu qui avait pris le V. Vinge à demi effacé au dos du volume pour Winge.
Je ne découvris pas une fois un livre écrit par mon père, mais je ne regrettai jamais les longues ascensions au sommet de la coupole. Quand David était avec moi, nous faisions la course le long de la rampe inclinée, ou bien nous nous penchions pour observer la lente progression de Mr Million tout en discutant de la possibilité de lui mettre un terme à l’aide d’un pesant volume judicieusement envoyé. Si David préférait poursuivre d’autres occupations un peu plus bas, je montais tout en haut là où la calotte de la coupole s’incurvait juste au-dessus de ma tête ; et là, sur une passerelle en fer pas plus large que l’un des rayons après lesquels j’avais grimpé (et pas plus solide non plus, j’imagine), j’ouvrais l’un après l’autre une série de petits hublots disposés en cercle — des hublots dans un mur de fer, mais un mur si peu épais que lorsque j’avais fait glisser les plaques de protection rouillées, je pouvais passer ma tête en entier à travers et j’avais l’impression d’être vraiment à l’extérieur, avec le vent et les oiseaux et l’étendue courbée du dôme au-dessous de moi.