C’est du moins ce qu’ils pensaient. Parfois, il m’arrivait de parler pendant des heures à mes gardiens de Mr Million, et de temps en temps je trouvais un morceau de viande, ou un pain de sucre noir, dur et craquant comme du sable, caché dans le coin où je dormais.
Un criminel n’a pas le droit de profiter de son crime, mais les juges — je l’appris beaucoup plus tard — n’avaient pas pu établir la preuve que David était bien le fils de mon père, et c’était ma tante qui avait été instituée héritière.
Elle mourut, et une lettre d’un avoué m’informa que j’héritais d’elle « une vaste demeure dans la cité de Port-Mimizon, ainsi que tous les biens et effets y attenant ». Et cette demeure, « sise au numéro 666 de la rue Saltimbanque, est présentement confiée aux soins d’un serviteur robot ». Comme les serviteurs robots aux soins de qui je me trouvais présentement confié ne me donnaient pas de quoi écrire, je ne pus répondre.
Le temps passa à tire-d’aile. Je trouvais des alouettes mortes au pied des falaises orientées au nord en automne, et au pied des falaises orientées au sud au printemps.
Je reçus une lettre de Mr Million. La plupart des protégées de mon père étaient parties pendant l’enquête qui avait suivi sa mort ; il avait été obligé de congédier le reste à la mort de ma tante lorsqu’il avait vu qu’il ne pouvait exercer sur elles une autorité suffisante. David était parti pour la capitale. Phaedria avait fait un beau mariage. Marydol avait été vendue par ses parents. La lettre était datée de trois ans après mon procès, mais je ne savais pas combien de temps elle avait mis pour arriver jusqu’à moi. L’enveloppe avait été ouverte et recachetée plusieurs fois. Le papier était sale et déchiré.
Un oiseau de mer, un fou je crois, arriva en voletant jusqu’au camp, épuisé après une tempête. Nous le tuâmes et nous le fîmes rôtir.
Un de nos gardiens devint fou, carbonisa quinze détenus et tint tête aux autres gardiens toute la nuit, qui fut zébrée de flammes blanches et bleues. Il ne fut pas remplacé.
On me transféra avec quelques autres dans un camp encore plus au nord, d’où le regard plongeait dans des abîmes de roche rouge si profonds que lorsque j’y jetais une pierre je l’entendais rouler pendant une minute, jusqu’à ce que le son s’affaiblisse et meure, sans jamais toucher le fond.
Je faisais comme si tous ceux que j’avais connus étaient autour de moi. Quand je m’asseyais, abritant du vent ma gamelle de soupe, Phaedria était assise sur un banc non loin de moi et me parlait en souriant de ses amies. David jouait au squash pendant des heures dans la cour poussiéreuse du camp, et dormait contre le mur près du coin où j’étais. Marydol me donnait la main quand j’allais dans la montagne avec ma scie.
Avec le temps, ils s’estompèrent un peu ; mais même la dernière année, je ne m’endormais jamais sans me dire que le lendemain matin, Mr Million nous conduirait à la bibliothèque municipale ; et je ne me réveillai jamais sans trembler à l’idée que c’était le valet de mon père qui était venu me chercher.
Un jour, on m’annonça que je devais être transféré, avec trois autres détenus, dans un nouveau camp. Nous partîmes munis de vivres, et nous faillîmes mourir de faim et de froid en chemin. À notre arrivée, on nous envoya dans un troisième camp où nous fûmes questionnés par des hommes qui n’étaient pas des détenus comme nous, mais des hommes libres en uniforme, qui prirent note de nos réponses. Ils nous ordonnèrent finalement de nous laver et de brûler nos vieux vêtements, puis ils nous servirent un épais brouet d’orge et de viande.
Je me souviens très bien que c’est à ce moment-là que je laissai mon esprit s’imprégner de la signification de ce nouveau genre de traitement. Je trempai mon pain dans ma soupe et le ressortis imbibé de bouillon odorant, avec des grains d’orge et des morceaux de viande qui y adhéraient ; et je pensai alors au pain frit et au café sucré du marché aux esclaves, non pas comme à une chose appartenant au passé mais comme à une chose appartenant à l’avenir, et mes mains se mirent à trembler jusqu’à ce que je me trouve incapable de tenir mon bol de soupe et que je me lève presque pour aller hurler jusqu’à la clôture.
Deux jours plus tard, on nous fit monter, nous étions six maintenant, dans une charrette tirée par une mule. La route descendait, descendait et tournait, et nous laissâmes l’hiver agonisant derrière nous. Les bouleaux et les sapins furent remplacés par des chênes et des châtaigniers en fleur au bord de la route.
Les rues de Port-Mimizon étaient grouillantes de monde, et il ne m’aurait pas fallu longtemps pour me perdre si Mr Million ne m’avait loué une chaise à porteurs. Mais je fis arrêter les porteurs dès que je pus pour acheter (avec de l’argent qu’il me donna) un journal à un marchand ambulant afin de savoir enfin la date exacte.
Ma peine avait été, selon le code, de deux à cinquante ans, et si je connaissais le mois et l’année de mon emprisonnement, je n’avais jamais pu savoir avec certitude, dans les camps, en quelle année nous étions. Tout le monde comptait, mais personne n’était d’accord. Quelqu’un attrapait une fièvre et dix jours plus tard, quand il était assez remis pour travailler, il disait que deux ans s’étaient écoulés ou n’avaient jamais existé. Puis vous attrapiez la fièvre à votre tour. Je ne me souviens d’aucun titre, d’aucun article de ce journal. Seulement la date, tout en haut, que je lus sur le chemin de la maison.
Cela faisait neuf ans.
J’avais dix-huit ans quand j’avais tué mon père. J’étais maintenant âgé de vingt-sept ans. Avant de lire le journal, j’étais sûr que j’en avais au moins quarante.
Les murs gris et écaillés de notre maison n’avaient pas changé. Le chien de fer, avec ses trois têtes, montait toujours la garde dans le jardin, mais le jet d’eau était silencieux et les parterres de mousses et de fougères étaient envahis d’herbes folles. Mr Million paya mes porteurs et ouvrit avec une clé la porte qui était toujours munie d’une chaîne de sécurité, mais jamais verrouillée, du temps de mon père. Pendant qu’il l’ouvrait, une femme géante et maigre qui vendait des pralines sur le trottoir se mit à courir vers nous. C’était Nerissa. J’avais maintenant une servante, et une compagne de lit, si je le désirais, mais je ne pouvais pas la payer.
Il faudrait, je suppose, que j’explique ici pourquoi j’ai entrepris la rédaction de ce récit il y a plusieurs jours déjà. Je dois même expliquer pourquoi je donne ces explications. Très bien. J’ai écrit pour me révéler à moi-même, et j’écris maintenant parce que je lirai un jour, je le sais, ce que j’écris ici, et je serai surpris.
Peut-être que d’ici là j’aurai résolu mon propre mystère ; ou peut-être que la solution ne m’intéressera plus.
Cela fait trois ans qu’ils m’ont relâché. Cette maison, quand Nerissa et moi y sommes rentrés, était dans un état de désordre indescriptible, ma tante ayant passé ses derniers jours, ainsi que me l’a dit Mr Million, à la fouiller de fond en comble à la recherche du magot de mon père. Elle ne l’a pas trouvé, et je ne crois pas qu’on le trouve un jour. Connaissant son caractère mieux que quiconque, je suis persuadé qu’il dépensait tout ce que les filles lui rapportaient en matériel et en expériences. Moi-même, j’avais cruellement besoin d’argent, au début, mais la réputation de la maison attira rapidement des femmes qui cherchaient à se vendre et des hommes qui cherchaient à les acheter, et je n’avais rien de plus à faire, comme je me disais quand nous avons commencé, que de les présenter les uns aux autres. Je possède une bonne équipe, maintenant. Phaedria vit avec nous, et elle travaille aussi. Son brillant mariage a été un échec, finalement. Hier soir, pendant que je faisais des expériences dans mon laboratoire, je l’ai entendue à la porte de la bibliothèque. J’ai ouvert la porte, et elle avait l’enfant avec elle. Un jour, ils auront besoin de nous.