Выбрать главу

Il était, d’une manière qu’il ne pouvait pas définir, transformé. Ses membres étaient plus longs, et cependant plus tendres ; mais il ne les remuait pas. Il regardait le ciel, et il avait l’impression qu’il tombait dedans. Le radeau se balançait, d’un mouvement à peine décelable, au rythme des battements de son cœur.

C’était son quatorzième anniversaire, et les constellations, par conséquent, occupaient exactement les positions qu’elles avaient la nuit de sa naissance. Quand le matin viendrait, le soleil se lèverait dans Fièvre ; mais Monde-sœur, dont le grand disque bleuté faisait maintenant un mince halo au-dessus des arbres en cercle, éclipsait les deux étoiles brillantes, les yeux, qui étaient la seule partie visible de l’Enfant de l’ombre. Aucune des planètes ne ressemblait à une autre. Il chassa de son esprit sa connaissance de la position de la Femme de neige maintenant au milieu des Cinq fleurs, et l’imagina à la place de Graine qui voit, qui était son emplacement la nuit de sa naissance…

Un bruissement de pas près de sa tête. Vent d’est se redressa, n’imprimant grâce à une longue habitude qu’un léger mouvement au fragile radeau.

« Qu’as-tu appris ? » C’était Ultime voix, le plus grand des coureurs d’étoiles, son maître.

« Pas autant que je l’aurais voulu », dit Vent d’est d’une voix morose. « Je crains d’avoir dormi. Je mérite d’être battu. »

« Tu es honnête, au moins », fit Ultime voix.

« Tu m’as souvent dit que quelqu’un qui veut progresser doit avouer la moindre de ses fautes. »

« Je t’ai appris aussi que ce n’est pas celui qui a commis l’offense qui émet la sentence. »

« Qui sera ? » demanda Vent d’est. Il luttait pour écarter l’appréhension de sa voix.

« La suspension, en tant que mon meilleure assistant. Tu t’es endormi. »

« Seulement un instant, j’en suis sûr. J’ai fait un rêve curieux, mais ce n’est pas la première fois. »

« Non. » Serein et autoritaire, Ultime voix se pencha sur son élève. Il était immense, et la lumière bleue de Monde-sœur qui se levait éclairait un visage exsangue d’où les quelques touffes de barbe, comme le rituel le demandait, étaient arrachées chaque jour. Ses tempes avaient été brûlées avec des brandons allumés dans les entrailles des Montagnes de la Virilité ; et ses cheveux, plus épais que ceux d’une femme, ne poussaient plus qu’en une crête raidie.

« J’ai encore rêvé que j’étais un homme des collines, et que j’avais voyagé jusqu’à la source de la rivière, où je devais recevoir un oracle dans une caverne sacrée. Je me suis étendu, pour le recevoir, près de l’eau courante. »

Ultime voix ne disait rien. Vent d’est continua : « Tu espérais que j’avais marché parmi les étoiles ; mais comme tu vois, ce n’était pas un rêve élevé. »

« Peut-être. Mais que te disent les étoiles de ton entreprise de demain ? Sonneras-tu de la conque ? »

« Comme dira mon Maître. »

Lorsque Coureur des sables se réveilla, il était courbaturé et transi. Il avait déjà fait de tels rêves, mais ils s’étaient rapidement estompés, et s’il y avait un message dans celui-ci il n’en saisissait pas la signification. Il savait qu’Ultime voix n’était certainement pas le prêtre dont il avait invoqué l’esprit. Pendant quelques instants, il joua avec l’idée de demeurer dans le ravin jusqu’à ce qu’il soit de nouveau prêt à dormir, mais l’idée du ciel clair du matin au-dessus de lui et de la chaleur du soleil sur le plateau le décida à partir. Il n’était pas loin de midi lorsque, affamé, il émergea de la faille et se jeta pour se reposer dans la terre tiède et molle.

Une heure plus tard, il était prêt à se relever et à aller chasser. C’était un bon chasseur, jeune et fort, et plus patient que la chatte aux longues dents qui s’aplatit sur une saillie du roc et qui guette tout un jour, deux jours, en pensant à ses petits qui s’affaiblissent et miaulent en l’attendant et soupirent et dorment, et crient encore jusqu’à ce qu’elle tue. Il y en avait eu d’autres, quand Coureur des sables n’avait qu’un an ou deux de moins, pas aussi forts que lui, peut-être, d’autres qui, après avoir couru et traqué et chassé encore jusqu’à ce que le soleil soit presque couché, étaient rentrés à l’endroit où l’on se couche les mains vides et le ventre flasque, espérant trouver des restes et implorant leurs mères de leur donner un sein appartenant maintenant à un frère plus jeune. Ceux-là étaient morts. Ils avaient appris cette vérité que l’endroit où l’on se couche est facile à trouver pour celui qui apporte de la nourriture, pas trop difficile par un ventre plein, mais qu’il se dérobe et change de place devant une bouche affamée, jusqu’à ce qu’il se perde au milieu des pierres pour disparaître complètement le troisième jour.

Ainsi, pendant deux jours, Coureur des sables chassa comme seuls les hommes des collines savent chasser. Il voyait tout, ramassait tout, flairait le nid de la souris nocturne pour croquer ses petits avec la réserve de graines ; il rampait, sa peau de la couleur de la pierre, sa chevelure ébouriffée dissimulant le profil reconnaissable de sa tête. Silencieux comme le brouillard qui gagne le haut pays et qui ne se voit pas jusqu’à ce qu’il touche la joue (et à ce moment-là il aveugle).

Une heure avant l’arrivée de l’obscurité complète le second jour, il croisa la piste d’un daim clic-clic, le petit ongulé sans cornes qui se nourrit des petits buveurs de sang que le clic-clic de son sabot attire de leur cachette près des trous d’eau. Il la suivit tandis que Monde-sœur se levait et régnait, et il la suivait encore quand elle eut plongé la moitié de ses continents bleutés derrière la plus éloignée des montagnes fumantes de l’ouest. Puis il entendit s’élever devant lui le chant de triomphe que les Enfants de l’ombre entonnent quand ils ont tué assez pour chaque bouche, et il sut qu’il avait perdu.

Dans les grands jours anciens de la contemplation, quand Dieu était le roi des hommes, les hommes marchaient sans peur parmi les Enfants de l’ombre la nuit, et les Enfants de l’ombre, sans peur, recherchaient la compagnie des hommes le jour. Mais la contemplation avait donné ses jours à la rivière depuis longtemps, et elle flottait dans les prairies marécageuses de la mort. Pourtant, un grand chasseur, se disait Coureur des sables (et, parce qu’il possédait depuis sa plus tendre enfance ce don du lait qui permet à un homme de regarder par des yeux extérieurs aux siens et de rire, il ajouta : un grand chasseur qui a très faim), pourrait peut-être essayer de renouer avec les vieilles traditions. Dieu, sans aucun doute, ordonne toute chose. Les Enfants de l’ombre pouvaient tuer de la main droite et de la main gauche pendant que le soleil dormait, mais de quoi auraient-ils l’air s’ils essayaient de le tuer, de jour comme de nuit, alors que Dieu ne le voulait pas ?

Silencieusement mais fier et droit, il poursuivit jusqu’à ce que la lumière bleue de Monde-sœur lui montre l’endroit où, comme des chauves-souris autour du sang répandu, les Enfants de l’ombre entouraient le daim tic-tic. Bien avant qu’il soit arrivé jusqu’à eux, leurs têtes se tournèrent, sur des tiges libres comme un cou de hibou.

« Matin calme où la nourriture abonde », dit-il poliment.

Il fit cinq pas en avant sans qu’il y eût un bruit, puis une bouche qui n’était pas humaine répondit :