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Coureur des sables s’était levé et étirait ses muscles froids et fatigués à la lumière de Monde-sœur. « Chasser », répondit-il. « Avant, je cherchais quelque chose de grand, qui puisse me servir d’offrande. Maintenant, je vais chercher quelque chose de petit, juste pour manger ce soir. Des souris des roches, peut-être. »

Il disparut, et la fille resta seule avec son bébé, regardant à travers le feuillage la ligne étincelante de la Cascade et les océans et tempêtes de Monde-sœur. Puis ses yeux se fermèrent, et elle put détacher Monde-sœur de l’arbre. Elle porta un morceau de pulpe bleue à ses lèvres et un jus sucré coula dans sa bouche. Puis elle s’éveilla, et elle avait toujours le jus sucré dans sa bouche. Quelqu’un était penché sur elle, et pendant un instant elle eut peur.

« Allons. » C’était Coureur des sables. « Réveille-toi. J’ai quelque chose. » Il lui toucha de nouveau les lèvres avec ses doigts. Ils étaient collants, et chargés d’un parfum très fort de fruits, de fleurs et de terre.

Elle se leva, en tenant toujours contre elle Papillons roses, dont elle réchauffait le ventre et les jambes de ses seins proéminents (ils étaient faits pour ça, à part donner du lait), ses bras passés autour du petit corps, tremblante.

Coureur des sables la tira. « Viens ! »

« C’est loin ? »

« Non, pas très loin. » (En réalité, c’était loin, et il aurait bien proposé de porter Papillons roses, mais il savait qu’elle refuserait de peur qu’il ne lui fît du mal.)

L’endroit se trouvait au nord-est, presque au commencement de la rivière. Sept filles qui attendent commençait à tituber d’épuisement lorsqu’ils l’atteignirent : un petit trou noir, là où Coureur des sables avait frappé le sol avec son talon. « Ici », dit-il. « Je me suis arrêté pour me reposer, et lorsque j’ai collé mon oreille au sol je les ai entendus parler. » Il éventra le sol d’apparence compacte avec ses doigts puissants, écartant les mottes ; puis il remonta une boule, aussi noire que la terre, qui coulait à la lumière bleue de Monde-sœur. On entendait un doux bruissement. Coureur des sables brisa la boule gluante en deux, et plaça une moitié dans sa bouche et une moitié dans celle de la fille. Elle sut, brusquement, qu’elle était affamée, et elle se mit à mâcher et à avaler avec frénésie, recrachant la cire.

« Aide-moi », dit-il. « Elles ne te piqueront pas. Il fait trop froid. Écarte-les avec la main. »

Il était déjà en train de creuser de nouveau, et elle fit comme lui, après avoir posé Papillons roses à l’abri et passé un peu de miel sur sa bouche et ses petites mains pour qu’elle puisse sucer ses doigts. Ils ne mangèrent pas seulement le miel, mais aussi les larves blanches et grasses, et ils fouillèrent la terre jusqu’à ce que leur corps entier fût collant et maculé. Coureur des sables mettait les meilleurs morceaux qu’il trouvait dans la bouche de Sept filles qui attendent, et elle faisait de même avec ses plus fines trouvailles. Ensemble, ils repoussaient les abeilles engourdies, et ils creusèrent et mangèrent jusqu’à ce qu’ils tombent, heureux et gavés, dans les bras l’un de l’autre. Elle se pressa contre lui, sentant son propre ventre dur et rond comme un melon contre lui. Elle posa ses lèvres sur son visage, qui était sucré et gluant.

Il la prit aux épaules et voulut la pousser doucement. « Non », dit-elle. « Pas sur moi, je ne pourrais pas, j’éclaterais. Comme ça. » L’arbre de Coureur des sables avait grandi, et elle l’enveloppa dans ses mains. Après, ils mirent Papillons roses entre leurs deux corps en sueur pour la garder au chaud, et ils dormirent pendant tout le reste de la nuit, bien serrés tous les trois dans un mélange inextricable de jambes et de soupirs.

Le rugissement de Tonne toujours parvint aux oreilles de Coureur des sables. Il se leva et pénétra dans la caverne du prêtre, mais cette fois-ci, bien qu’il fît noir comme l’autre fois, il voyait tout. Il avait trouvé le pouvoir, il ne savait comment, de voir sans yeux et sans lumière. La caverne s’étendait de chaque côté de lui et devant lui dans un chaos de roches brisées.

Il avançait, et il grimpait. Le terrain était plus sec.

Le sol était devenu d’argile cassante. Des stalactites pendaient de la voûte rocheuse, froide et suintante, et des stalagmites montaient à ses pieds, de sorte qu’à un moment il avait l’impression de pénétrer dans la bouche de quelque monstrueux animal. Puis les dents de pierre disparurent et il ne resta que la langue d’argile et le palais qui se rétrécissait de plus en plus. Il aperçut alors l’endroit où se tenait le prêtre, entouré des os de toutes ses offrandes, et le prêtre qui était couché se redressa pour le regarder.

« Je suis désolé », lui dit Coureur des sables. « Tu as faim, et je ne t’ai rien apporté. » Puis il tendit ses mains, et s’aperçut qu’il tenait un rayon ruisselant de miel dans l’une et une masse de larves agglomérées dans l’autre. Le prêtre les accepta en souriant, et se pencha pour choisir parmi le tapis d’os un crâne d’animal qu’il tendit à Coureur des sables.

Coureur des sables le prit. Il était vieux et desséché, mais la main du prêtre y avait déposé une goutte de sang frais, et tandis qu’il le regardait le crâne reprit vie. L’os devint luisant et humide, puis marbré de veines noires, puis recouvert de peau et de fourrure soyeuse. C’était la tête d’une loutre. Les yeux, vivants et doux, se fixèrent sur le visage de Coureur des sables.

Dans ces yeux, il vit la rivière où la loutre était née. C’était la même rivière qui coulait devant la ruche dévalisée. Il vit l’eau qui plongeait dans le cœur des hautes collines, à la recherche de la vraie surface du monde. Il la vit se jeter en torrent dans le ravin de Tonne toujours, se déchaîner en rapides bouillonnants et calmer enfin son flot impétueux pour pénétrer en méandres paresseux de presque un kilomètre de large dans les prairies marécageuses. Il vit le vol tendu des hérons effilés et des aigrettes, il vit les grenouilles jaunes se battre pour la possession du vent, et dans les eaux lentes et vertes, comme s’il nageait lui-même à six mètres de profondeur au milieu des pierres et du sable qui tapissaient le fond, il vit la silhouette de la loutre. Avec sa fourrure d’un roux presque noir, souple comme un serpent elle fendait l’eau et s’approcha si près de lui avant de faire demi-tour qu’il distingua très clairement ses courtes pattes puissantes qui pagayaient à un doigt du fond sablonneux et qui donnaient l’impression qu’elle marchait.

« Hein ? » dit-il. « Qu’est-ce que c’est ? » Papillons roses gigotait contre lui. À demi endormi, il l’aida à trouver l’un des seins de sa mère et enveloppa l’autre de ses deux mains. Il avait froid, et il pensa à son rêve, mais il n’était pas terminé.

Il était près de la rivière large, les pieds dans la boue. Ce n’était pas encore tout à fait l’aube, mais les étoiles pâlissaient. Les roseaux se courbaient sous la brise du matin, qui soufflait jusqu’au bord du monde. Dans l’eau jusqu’aux mollets, entourés de rides concentriques, il y avait Pieds qui volent, le vieux Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et Vent dans les cèdres.

Derrière lui arrivèrent deux hommes. Les gens des prairies marécageuses, il le savait, écartaient leurs jeunes hommes des femmes jusqu’à ce que le feu des montagnes prouve leur virilité et laisse leurs cuisses et leurs épaules marquées de cicatrices. Ces hommes avaient de telles cicatrices. Leurs cheveux avaient été noués en boucles, et ils avaient des bracelets d’herbe tressée autour de leurs poignets et des colliers autour du cou. L’un des deux hommes, au visage marqué de cicatrices, laissa entendre un chant, puis se tut. Pieds qui volent vit que le regard de cet homme était sur lui, et il fit un pas en arrière dans la rivière, à un endroit où elle était soudain plus profonde. Pieds qui volent perdit l’équilibre. Les deux hommes se saisirent de lui. L’eau bouillonnait de ses mouvements désordonnés, et les deux hommes, qui avaient maintenant de l’eau jusqu’à la taille, le maintenaient sous la surface. Ses mouvements devenaient de plus en plus faibles, et Coureur des sables, qui savait qu’il rêvait — endormi à côté de Sept filles qui attendent — pensa en rêvant cela que s’il avait été à la place de Pieds qui volent, il aurait feint d’être mort jusqu’à ce qu’ils le lâchent. Mais Pieds qui volent avait maintenant cessé de résister, et la vase que ses pieds avaient soulevée était retombée au fond. Ses bras et ses jambes étaient sans vie, et sa longue chevelure flottait derrière lui comme un paquet d’herbes. Coureur des sables vola vers lui. Ses pieds s’élevaient très haut au-dessus de l’eau, et l’effleuraient à peine lorsqu’ils redescendaient. Il regarda le visage blême qui était sous l’eau, et pendant qu’il le regardait, les yeux s’ouvrirent et la bouche aussi, et ils exprimaient une douleur qui disparut bientôt tandis que le regard devenait aveugle.