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Coureur des sables ne pouvait plus respirer. Il se redressa tremblant, la poitrine oppressée. Il tendait le cou le plus haut possible, pour maintenir sa tête au-dessus d’une eau qu’il ne voyait pas. Sept filles qui attendent se retourna dans son sommeil, et Papillons roses se réveilla et se mit à pleurer.

Il se leva et alla s’asseoir au sommet d’une petite butte. Comme dans son rêve, le soleil allait se lever et l’est était déjà empourpré du reflet de son visage. Pendant que Sept filles qui attendent, après avoir bu à la rivière, donnait le sein à Papillons roses, il lui expliqua son rêve : « Pieds qui volent avait eu la même pensée que moi. Il voulait faire semblant d’être mort, mais les hommes des marais éventèrent la ruse et… » Coureur des sables haussa les épaules.

« Tu dis qu’il ne pouvait pas se relever », commenta Sept filles qui attendent avec un esprit pratique. « Il serait mort de toute façon. »

« Oui. »

« Iras-tu chasser aujourd’hui ? Tu as besoin d’une offrande, et comme nous ne sommes pas restés à l’arbre hier soir, nous pourrions y coucher ce soir. »

« Je ne crois pas que le prêtre ait besoin d’une nouvelle offrande », répondit lentement Coureur des sables. « J’avais cru qu’il ne m’aidait pas, mais maintenant je comprends que le rêve que j’ai fait dans sa caverne où je flottais dans l’air au milieu des étoiles était de son fait, et celui que j’ai fait en plein jour où je marchais au milieu de ma mère et des autres était de son fait, et également celui que j’ai fait cette nuit. En vérité, les hommes des marais ont enlevé les miens. »

Sept filles qui attendent s’assit, tenant Papillons roses sur ses genoux, sans regarder son visage. « Le chemin est long jusqu’aux marais », dit-elle.

« Je sais, mais mon rêve m’a montré comment voyager rapidement. » Il marcha jusqu’au bord du petit cours d’eau qui devenait plus loin la grande rivière, et l’examina. L’eau était claire, et à hauteur de hanches. Le fond était fait de sable et de galets. Il plongea.

Le courant, déjà fort même ici, l’emporta. Pendant quelques instants, il tendit la tête au-dessus de l’eau. Sept filles qui attendent était déjà loin, petite silhouette brillant sous le soleil nouveau. Elle agita les bras et souleva Papillons roses pour qu’elle puisse le voir. Il savait qu’elle était en train de crier : « Va avec Dieu. »

Le courant l’emportait de plus en plus fort. Il se mit sur le ventre, et pensa à la loutre. Il imagina qu’il avait lui aussi des narines tout près du sommet de sa tête, et de petites pattes palmées et puissantes à la place de ses longs membres. Il battit des jambes et se propulsa, battit et se propulsa, en s’arrêtant de temps à autre pour guetter le bruit des rapides.

Il en passa plusieurs. Il quittait la rivière et les contournait à pied. Lorsqu’ils n’étaient pas très forts, il les franchissait à la nage, chaque fois avec un peu plus d’adresse. Sur la moitié du ravin de Tonne toujours, il porta un gros poisson destiné à être laissé en offrande dans la caverne du prêtre. Dans des trous profonds, les courants le faisaient tourbillonner vers le fond jusqu’à ce que, leur force morte, il reste en suspens dans la lumière verte, ses cheveux déployés comme un nuage autour de son visage, puis reparte tout droit vers la surface au milieu d’une multitude de bulles de cristal.

Tard ce soir-là, il devina qu’il traversait le pays qui lui était familier, les collines rocheuses où vivait son peuple. Il avait parcouru depuis le matin plus de distance vers le nord qu’il n’en avait couvert en cinq jours de marche vers le sud pour se rendre à Tonne toujours.

La nuit tomba, et choisissant un coude un peu plus calme de la rivière, il se traîna sur une petite plage de sable, presque incapable de hisser son corps hors de l’eau tant il était épuisé. Il dormit sur le sable abrité par les hautes herbes, et ne regarda pas du tout les étoiles.

Le lendemain matin, il marcha une demi-heure le long de la rive sablonneuse avant de se laisser de nouveau glisser, affamé, dans l’eau. Tout lui était beaucoup plus facile maintenant. Le poisson abondait, et il en attrapa un beau, et aussi un canard grèbe en nageant sous l’eau, remuant à peine les membres, jusqu’à ce qu’il puisse saisir le malchanceux canard par les pattes.

La rivière était également plus calme. S’il n’allait plus aussi vite, la progression était moins épuisante. Les méandres passaient au milieu de collines boisées et de plaines où d’énormes arbres enfonçaient leurs racines dans l’eau. Puis les roseaux, parsemés d’arbustes et de buissons, dominèrent, et l’eau froide, maintenant stagnante, prit pour des raisons qu’il ne comprenait pas un goût léger de transpiration.

La nuit vint une nouvelle fois, mais il n’y avait plus de rive accueillante. Précautionneusement, il franchit un kilomètre de vase à l’odeur infecte pour atteindre un arbre. Quelques gibiers d’eau tournaient au-dessus de sa tête, se lançant des appels et même des plaintes — comme si la mort du soleil était synonyme de terreur et de mort pour eux aussi.

Il parla à l’arbre, mais il n’eut pas de réponse, et il eut l’impression que le pouvoir qui habitait les arbres solitaires des oasis de sa contrée était absent ici, et que cet arbre ne parlait pas plus aux choses invisibles qu’à lui et n’engendrait pas de bébés dans le ventre des femmes. Mais il pouvait se tromper ; aussi, il demanda la permission de grimper dans une haute fourche pour y passer la nuit. Quelques insectes le trouvèrent, mais ils étaient engourdis par le froid. Le ciel était rayé de nuages filamenteux à travers lesquels filtrait la lumière exsangue de Monde-sœur. Il dormit, puis se réveilla ; et il flaira d’abord, puis entendit, et vit enfin dans la pénombre bleue un ours-goule qui passait, massif et puant.

Il s’endormit presque de nouveau. Chagrin, chagrin, chagrin.

Non, pas de chagrin, se dit-il. Et pourtant, quand il songeait à Sept filles qui attendent et à Papillons roses et à l’arbre vivant et pensant qui régnait sur sa petite flaque d’eau et sa pelouse fleurie au pays des pierres qui s’éboulent, quelque chose lui faisait mal.

Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les pulsations de la nuit.

Pas chagrin, pensa Coureur des sables. Haine. Les hommes des marais avaient tué Pieds qui volent, qui lui avait parfois dans ses périodes d’abondance donné à manger quand il était petit. Ils avaient dû tuer aussi Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et sa propre mère.

Chagrin, chanter chagrin.

Non, pas chagrin, pensa-t-il. Seulement le vent, et l’arbre. Il se redressa, tendant l’oreille, pour se convaincre que ce n’était que le soupir du vent qu’il entendait, ou peut-être les lamentations de l’arbre nostalgique de lieux meilleurs. De toute façon — peut-être, après tout, s’était-il trompé sur le compte de l’arbre solitaire entouré de roseaux — ce n’était pas un bruit hostile. Ce n’était rien…