Le vent perdu soupira, mais pas en paroles. Le feuillage qui l’entourait ne tremblait pas. Loin au-dessus de sa tête et à une grande distance, le tonnerre éclata. Chagrin, chantait un chœur de voix. Chagrin, chagrin, chagrin. Solitude, la nuit qui vient ne repartira plus.
Non, ce n’était pas le vent, ni l’arbre. Les Enfants de l’ombre. Quelque part. Formant doucement les mots, Coureur des sables dit : « Matin calme. Je ne suis ni triste ni mélancolique, mais je chanterai avec vous. Chagrin, chagrin, chagrin. » Il se souvint que le Vieux sage avait dit : « Comme tu t’appelles l’ami de l’ombre tu dois apprendre avant la fin de cette nuit à requérir notre aide quand tu en auras besoin. » Coureur des sables avait espéré, avec l’optimisme d’un jeune garçon, libérer son peuple à la seule force de ses bras, mais si les Enfants de l’ombre voulaient l’aider il ne demandait pas mieux. Solitude, chanta-t-il avec eux, puis, fermant la bouche et ouvrant son esprit aux nuages et aux kilomètres de rivière et de roseaux : la nuit qui vient ne repartira plus.
Chagrin, chagrin, chagrin, chantèrent à nouveau les Enfants de l’ombre, quelque part, mais leur chant semblait maintenant moins l’expression d’un état d’âme qu’un rituel traditionnel. Ils l’avaient entendu.
Viens à nous, ami de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.
Il essaya de les interroger, mais s’aperçut que c’était impossible. Dès que sa pensée n’était plus la pensée du chant, dès qu’elle ne suivait pas le courant des autres, le lien était brisé et il se retrouvait tout seul.
Viens à nous, viens à nous, chantaient les Enfants de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.
Coureur des sables descendit de l’arbre, frissonnant à la pensée de l’ours-goule. Loin dans la nuit, un oiseau laissa entendre un cri fielleux. Non seulement il était difficile de savoir de quelle direction venait le chant, mais toute activité le rendait encore plus faible dans son esprit. Il s’immobilisa, d’abord debout, puis appuyé au tronc et finalement les yeux fermés et la tête en arrière. Chagrin, chagrin, chagrin. Une direction — peut-être — le nord-ouest. En s’éloignant diagonalement du cours principal de la rivière. Il regarda le ciel, dans l’espoir de s’orienter sur l’Œil du froid, mais les nuages en rangs serrés ne laissaient apercevoir presque aucune étoile.
Il se mit en marche dans un grand bruit d’éclaboussement, puis s’arrêta, embarrassé. Autour de lui, le marais semblait écouter. Il essaya encore, et au bout d’une centaine de pas réussit à trouver une méthode de progression relativement silencieuse. En levant haut les genoux, il faisait de grandes enjambées au-dessus de l’eau et reposait son pied en le cambrant comme un plongeur. Comme un oiseau échassier, se dit-il. Il se souvenait d’avoir vu quelquefois ces chasseurs de grenouilles au long bec et à la tête huppée courir le long de la rivière sur leurs pattes grêles. Il méritait bien son nom de Coureur des sables.
Mais il y avait maintenant de la vase au fond, et à plusieurs reprises il crut qu’il allait s’embourber. De petits animaux qui lui rappelaient les souris des roches qu’il connaissait fuyaient à son approche ou plongeaient sous l’eau. Quelque chose d’invisible sifflait sur son passage au milieu des roseaux.
Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les Enfants de l’ombre, un peu plus fort maintenant. Le sol, quoique boueux encore, cessa bientôt d’être recouvert par une pellicule d’eau. Coureur des sables se déplaçait d’ombre en ombre, immobile quand les nuages dévoilaient la face de Monde-sœur. Une voix, la voix ténue mais réelle d’un Enfant de l’ombre, parvint à ses oreilles. Elle lui disait, faiblement mais distinctement : « Ils l’attendent pour le prendre. »
« Ils ne le prendront pas », répondit une seconde voix, beaucoup moins claire. « C’est notre ami… Il… nous… les tuer tous. »
Coureur des sables se tapit au milieu des roseaux. Cinq minutes, dix minutes, il ne bougea pas. Là-haut, les nuages s’enfuirent vers l’est et furent remplacés par d’autres. Le vent murmurait dans les roseaux et les faisait ployer. Au bout d’un long moment, une voix qui n’était pas celle d’un Enfant de l’ombre dit : « Ils sont partis. Si tant est qu’ils étaient là. Ils les ont entendus. »
Une seconde voix grogna. Devant lui, à cent pas ou davantage, quelque chose remua. Il l’entendit plutôt qu’il ne le vit. Au bout de cinq autres minutes, il commença à opérer un mouvement tournant sur sa gauche.
Une heure plus tard, il savait qu’il y avait quatre hommes postés aux quatre coins d’un carré, et il pensait que les Enfants de l’ombre étaient au centre. Ce n’était pas la première fois que Coureur des sables se sentait traqué. Deux fois, quand il était entant, il avait été pourchassé comme du gibier par des hommes affamés. Et il aurait été facile maintenant de rebrousser chemin et de trouver un nouvel endroit où l’on se couche, ou de retourner à l’ancien. Mais il rampa vers les voix, à la fois apeuré et empli d’excitation.
« Bientôt la lumière », dit l’un des hommes, et un autre lui répondit : « D’autres peuvent venir ; ne fais pas de bruit. » Coureur des sables était presque au centre du carré.
Lentement, il rampa en avant. Sa main touchait l’air. Le sol n’était plus horizontal devant lui. Il tâtonna. La terre roula. Il y avait une pente assez forte. Il scruta l’obscurité, et la voix flûtée d’un Enfant de l’ombre lui chuchota : « Nous te voyons. Un peu plus loin, si tu peux, et avance tes mains. »
Elles furent saisies par de minuscules doigts squelettiques, et tirées, et une petite forme noire se retrouva à côté de lui. Une autre traction, et il y en eut deux. Puis trois, mais la première avait déjà disparu dans les roseaux. Puis quatre, mais seul le nouvel arrivant était à côté de lui. Puis cinq, et le quatrième avait disparu. En se collant au sol, Coureur des sables entreprit de retourner en rampant par où il était venu. Il était entouré de bruits furtifs. L’un des chasseurs prononça, presque à son oreille, à ce qu’il lui sembla : « Va voir. » Puis il y eut un grand bruit dans les roseaux et des mouvements confus. À sa droite, un homme se mit à courir. L’Enfant de l’ombre qui se trouvait à côté de lui se précipita pour lui attraper la cheville, et il tomba lourdement.
Coureur des sables fut sur lui presque avant qu’il ait touché terre, et ses pouces aussi impitoyables que des pierres s’enfoncèrent dans sa gorge. Il y eut un éclair, et il entrevit le visage aux traits déformés et les deux petites mains qui plongeaient pour arracher les yeux de l’homme des marais.
Puis il se releva. L’obscurité était presque totale, et les hommes des marais hurlaient. Une petite voix poussa un cri. Une silhouette d’homme se profila devant lui, et Coureur des sables la faucha d’un coup de pied expert, puis lui saisit la tête et la rabattit violemment contre ses genoux. Il fit un pas en arrière. Il y avait un Enfant de l’ombre sur les épaules de l’homme, et ses jambes sans chair étaient serrées comme un étau autour de sa gorge tandis qu’il agrippait sa chevelure des deux mains.
« Viens », le pressa Coureur des sables. « Il faut partir d’ici. »
« Pourquoi ? » fit l’Enfant de l’ombre d’une voix qui paraissait calme et heureuse. « Nous sommes les plus forts. » L’homme qu’il chevauchait et qui était plié en deux de douleur se redressa en essayant de se libérer. L’étau des jambes se resserra, et sous les yeux de Coureur des sables l’homme des marais tomba à genoux. Soudain, tout devint calme — beaucoup plus calme, en fait, qu’avant le combat, car les insectes et les oiseaux de nuit s’étaient maintenant tus. Le vent ne faisait plus onduler les roseaux. La voix d’un Enfant de l’ombre prononça : « C’est fini. Ils sont formidables, hein ? »