« Je vois. »
« Les humains — la race à laquelle j’appartiens — ont réellement voyagé ainsi parmi les étoiles avant les longues journées de la contemplation. C’est comme cela que nous sommes arrivés ici. »
« Je croyais que vous y aviez toujours été », dit Coureur des sables.
Le Vieux sage secoua la tête : « Nous sommes arrivés ou bien récemment, ou bien il y a très, très longtemps. Je ne sais pas. »
« Vos chants ne le disent-ils pas ? »
« Nous n’avions pas de chants quand nous sommes venus. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes restés, et nous avons perdu le stellaris. »
« Vous n’auriez pas pu retourner avec, de toute façon », dit Coureur des sables. Il pensait à remonter le courant d’une rivière.
« Nous le savons. Nous avons trop changé. Crois-tu que nous te ressemblons, Coureur des sables ? »
« Pas tellement. Vous êtes trop petits, et vous n’avez pas l’air en bonne santé. Vos oreilles sont trop rondes, et vous n’avez pas assez de cheveux. »
« C’est vrai », dit le Vieux sage, et le silence retomba. Dans les instants qui suivirent, Coureur des sables perçut un bruit qu’il n’avait jamais entendu avant. Le bruit de quelque chose qui venait et repartait : c’était l’Océan qui balayait la plage à cinq cents mètres de là avec ses mains mouillées, mais Coureur des sables ne pouvait pas le savoir.
« Je ne voulais pas t’insulter », dit Coureur des sables. « Je te faisais simplement remarquer quelques différences. »
« C’est la pensée », fit le Vieux sage, « qui rend les choses ainsi. Nous ne nous concevons pas tels que tu nous décris, et nous ne sommes pas vraiment ainsi. Mais c’est toujours refroidissant d’entendre les autres dire comment ils vous voient. »
« Je suis désolé. »
« De toute façon, jadis nous avions la même apparence que toi. »
« Ah », fit Coureur des sables. Au cours de son enfance, Vent dans les cèdres lui avait souvent raconté des histoires avec des noms comme : « Pourquoi les naigles ne volent pas » (ils ne veulent pas que les autres animaux voient leurs vilaines pattes, alors ils les cachent dans l’herbe sauf quand ils s’en servent pour tuer) ou bien : « Comment le chat-mulet a eu sa queue (en la volant au lézard laqué qui s’en servait comme langue). Il pensait que l’explication du Vieux sage allait être quelque chose du même genre, et comme il ne la connaissait pas, il voulait bien qu’on la lui raconte.
« Nous sommes venus, comme je l’ai dit, ou bien récemment, ou bien il y a très longtemps. Parfois, nous essayons de nous rappeler le nom de notre contrée natale, quand nous sommes assis à regarder nos visages lorsque le jour point, avant de commencer notre chant du sommeil de jour. Mais nous entendons aussi le chant de l’esprit de nos frères — qui ne chantent pas — lorsqu’ils passent et repassent au milieu des étoiles. Nous courbons leur pensée, alors, pour les faire rebrousser chemin, mais ces pensées viennent dans nos chants. Il est possible que notre contrée natale s’appelle Atlantide, ou Mu… ou bien Gondwana, Afrique, Poïctesme, ou le Pays des amis. En tant que cinq, je me rappelle tous ces noms. »
« Oui », dit Coureur des sables. Il avait bien aimé les noms, mais lorsque le Vieux sage avait parlé de lui comme étant cinq, il lui avait rappelé la présence des autres Enfants de l’ombre. Ils paraissaient tous éveillés et en train d’écouter, mais ils étaient assis à différents endroits tout autour de la fosse. Deux d’entre eux, semblait-il, avaient essayé de grimper aux parois glissantes, mais ils attendaient maintenant à l’endroit où ils avaient abandonné leur effort — le premier à un quart, le second presque à la moitié de la distance qui les séparait du haut. Tous les humains à part lui étaient endormis. L’éclat bleu de Monde-sœur filtrait par-dessus le bord de la fosse.
« Quand nous sommes arrivés ici, nous avions la même apparence que toi », reprit le Vieux sage.
« Mais vous avez abandonné votre apparence pour vous baigner », continua Coureur des sables à sa place, en pensant aux plumes et aux fleurs que les siens mettaient parfois dans leurs cheveux, « et nous vous l’avons volée ; depuis, c’est nous qui la portons. » Vent dans les cèdres lui avait un jour raconté une histoire semblable.
« Non. Nous n’avons pas eu besoin de nous défaire de notre apparence pour que vous la preniez. Vous descendez d’une race polymorphe, comme ceux que nous appelions les loups-garous dans notre ancienne contrée natale. Quand nous sommes arrivés, certains d’entre vous avaient la forme d’un animal, et d’autres des formes fantastiques inspirées par les nuages… ou les coulées de lave, ou l’eau. Mais nous avons marché parmi vous pleins de puissance et de majesté, sifflant comme mille serpents quand nous avons plongé dans votre mer, fiers comme des conquérants quand nous avons foulé votre rivage, le feu et les flammes à notre poing. »
« Ah », fit Coureur des sables. Il aimait bien cette histoire.
« Le feu et les flammes », reprit le Vieux sage en se balançant d’avant en arrière. Ses yeux étaient à demi fermés, et ses mâchoires remuaient avec énergie, comme s’il était en train de manger.
« Que s’est-il passé alors ? » questionna Coureur des sables.
« C’est la fin. Nous avons fait une telle impression sur les tiens que vous êtes devenus comme nous, et que vous l’êtes restés depuis. C’est-à-dire, comme nous étions. »
« Ça ne peut pas être la fin », lui dit Coureur des sables. « Tu as raconté comment nous étions devenus les mêmes, mais tu n’as pas dit comment nous étions devenus différents. Je suis plus grand déjà que n’importe lequel d’entre vous, et mes jambes sont droites. »
« Nous sommes plus grands que toi, et plus forts », dit le Vieux sage. « Notre gloire est invincible. Il est vrai que nous ne possédons plus le feu et les flammes, mais notre regard foudroie, et notre chant sème la mort chez nos ennemis. Oui, et l’arbre dépose son fruit dans nos mains, et la terre nous donne les fils de mères qui volent dès que nous retournons une pierre. »
« Ah », répéta Coureur des sables. Il avait envie de lui dire : Vos jambes sont cagneuses et votre visage malade ; vous fuyez la lumière et les hommes. Mais il se tut. Il s’appelait l’ami de l’ombre. De plus, il était ridicule de se quereller maintenant. Il se contenta de répondre : « Mais nous sommes tout de même différents, car mon peuple n’a pas tous ces pouvoirs ; et nos chants ne sont pas portés par le vent de la nuit pour troubler le sommeil. »
Le Vieux sage hocha la tête et dit : « Je vais te montrer. » Puis, baissant la tête, il toussa dans ses mains et les tendit vers Coureur des sables.
Ce dernier essaya de voir ce qu’elles tenaient, mais Monde-sœur brillait maintenant d’un intense éclat bleu, et les mains du Vieux sage étaient une toile d’araignée. Il y avait quelque chose — une masse obscure — mais Coureur des sables avait beau se pencher, il ne voyait rien d’autre, et quand il essaya de toucher ce que tenait le Vieux sage, ses doigts passèrent à travers ses mains aussi bien qu’à travers leur contenu, et Coureur des sables se retrouva soudain bête et seul, comme un garçon qui parle au vent alors qu’il ferait mieux d’aller se coucher.
« Là », dit le Vieux sage en faisant un geste de la main. Un deuxième Enfant de l’ombre vint s’asseoir à côté de lui, bien réel. « Est-ce à toi que je parle en réalité ? » demanda Coureur des sables, mais l’autre ne répondit pas et ne croisa même pas son regard. Au bout de quelques instants, il toussa dans ses mains comme le Vieux sage avait fait et les tendit devant lui. « Tu parles à nous tous lorsque tu me parles », dit le Vieux sage. « Surtout à nous cinq, mais aussi à tous les Enfants de l’ombre. Bien que faibles, leurs chants viennent de loin pour aider à me faire comme je suis. Mais regarde ce que te montre celui-ci. »