« Il ne les fera pas revenir. »
« Le souhaiterions-nous ? »
« Souhaiterions-nous quoi ? » Coureur des sables s’aperçut, avec un sursaut d’étonnement, qu’il était irrité, et irrité contre lui-même parce qu’il l’était. Voyant que le Vieux sage ne répondait pas immédiatement, il ajouta : « De quoi parles-tu ? » Les constellations scintillaient avec un mépris glacé, les ignorant tous les deux.
« Je voulais seulement dire », fit lentement le Vieux sage, « que si notre chant pouvait faire revenir Hacheur et Chasseur, le chanterions-nous ? Quand ils seraient revenus d’entre les morts, ne les tuerions-nous pas ? »
Coureur des sables remarqua que le Vieux sage paraissait encore plus jeune que précédemment. Les fantômes ont d’étranges façons. Et se vexent facilement, se rappela-t-il.
« Je regrette beaucoup si je me suis montré discourtois », fit-il avec autant de ménagements qu’il put. « Hacheur et Chasseur étaient les noms de tes amis ? Ils étaient mes amis aussi, si je suis l’ami de l’ombre. Et Doigt sanglant et Feuilles à manger. Nous devrions faire quelque chose pour eux également. Nous asseoir tous ensemble, et nous raconter des histoires sur eux jusqu’à une heure avancée. Mais ce n’est pas tellement le genre d’endroit pour faire ça. Je ne m’en sens pas l’envie. »
« Je comprends. Tu ressembles toi-même à l’homme que tu appelais Doigt sanglant à un degré marqué. »
« La mère de sa mère et celle de ma mère étaient probablement des sœurs, ou quelque chose comme ça. »
« Tu regardes mes compagnons, les autres Enfants de l’ombre. Pour quelle raison ? »
« Je n’avais jamais pensé qu’ils avaient des noms. J’y pensais simplement comme aux Enfants de l’ombre. »
« Je sais. » Le Vieux sage avait levé de nouveau son regard vers les étoiles, et cela rappela à Coureur des sables qu’il lui avait dit pouvoir y marcher. Au bout de ce qui lui parut un long moment (Coureur des sables s’était étendu sur le ventre, la tête posée sur son bras replié, sentant l’odeur salée de sa propre chair), il ajouta : « Ils s’appellent Feu, Cygne et Siffleur. »
« Comme les humains. »
« Nous n’avions pas de noms avant que les hommes descendent des étoiles », dit le Vieux sage d’une voix rêveuse. « Nous étions surtout longs, et nous vivions dans des trous entre les racines des arbres. »
« Je pensais que c’était nous », dit Coureur des sables.
« Je m’embrouille », avoua le Vieux sage. « Vous êtes si nombreux maintenant, et nous si peu. »
« Tu entends nos chants ? »
« Je suis fait de vos chants. Jadis, il y avait un peuple qui n’utilisait ses mains — quand il en avait — que pour se nourrir. Puis descendit parmi lui un autre peuple qui voyageait d’étoile en étoile. Il se trouva que le premier entendait le chant du second, et le renvoyait — plus grand, toujours plus grand que la première fois. Puis le second sentit ses chants plus profondément incrustés dans ses os, mais modifiés, peut-être, par le premier. Il fut un temps où j’étais sûr de savoir qui était le premier, et qui était le second. Mais maintenant, je ne sais plus très bien. »
« Et moi, je ne suis pas sûr de comprendre très bien ce que tu dis. »
« Comme une étincelle issue de la voûte sans écho du vide », poursuivit le Vieux sage, « la forme brillante plongeait en sifflant dans la mer… » Mais Coureur des sables n’écoutait plus. Il était allé se coucher entre Douce bouche et Sept filles qui attendent, prenant une main à chacune.
Le lendemain matin, avant l’aube, la liane fut de nouveau lancée dans la fosse. Cette fois-ci, les hommes des marais n’eurent pas à descendre dans l’Autre œil pour forcer les prisonniers à monter. Quelqu’un cria d’en haut et ils commencèrent à gravir la paroi, bien que lentement et sans enthousiasme. Au sommet attendait Vent d’est, et Coureur des sables, qui avait grimpé avec les trois Enfants de l’ombre restants, lui demanda : « Comment étaient les étoiles hier soir ? »
« Mauvaises. Très mauvaises. Ultime voix est ennuyé. »
Coureur des sables lui dit : « C’est bien ce que j’avais pensé en les voyant. Vive est en plein milieu de la Femme à la chevelure de flammes. Je ne crois pas que Feuilles à manger et Doigt sanglant aient transmis le message que vous leur avez confié. Feuilles à manger faisait toujours ce que n’importe qui lui demandait, mais Doigt sanglant est probablement en train de raconter à tout le monde que tu mérites bien pire que tu n’as eu. C’est ce que je ferai moi-même si tu m’envoies. »
Vent d’est s’écria : « Imbécile ! » et essaya de le jeter à terre. Comme il en était incapable, deux hommes des marais s’en chargèrent.
Le temps était brumeux, et à cause de la brume il faisait sombre. Coureur des sables, quand il se releva, se dit que le brouillard (qui, il le savait, serait plus dense à quelques centimètres au-dessus de l’eau de la rivière) serait propice à une évasion, mais vraisemblablement les hommes des marais avaient eu la même idée, car ils étaient deux à l’encadrer et à le tenir par les bras. Aujourd’hui, le chemin de la rivière lui parut plus long. Il avançait en trébuchant, et ses gardes le poussaient pour rattraper les autres. Les petites silhouettes des Enfants de l’ombre et celles, plus larges et plus pâles, des hommes des marais, ne faisaient qu’apparaître et disparaître dans la brume devant eux.
« C’était bon, hier soir », lui dit un de ses gardes. « Tu n’étais pas invité, mais tu seras là ce soir. »
Coureur des sables répondit avec amertume : « Mais vos étoiles sont mauvaises. »
La fureur et la peur traversèrent le regard de l’homme, et il tordit le bras de Coureur des sables. Devant eux dans la brume, on entendit des cris pas tout à fait humains, puis le silence retomba.
« Peut-être que nos étoiles sont mauvaises », fit l’autre garde, « mais nos ventres seront pleins ce soir. » Deux silhouettes les croisèrent, chacune portant sur son dos le corps inerte d’un Enfant de l’ombre. Coureur des sables sentait la rivière et entendait, dans le silence étrange de la bruine, le clapotis de l’eau contre la berge.
Ultime voix était au même endroit que la dernière fois, sa haute silhouette environnée de vapeurs blanches. Les hommes des marais portaient des colliers et des bracelets aux poignets et aux chevilles. Leurs têtes étaient ornées de couronnes d’herbe verte, et ils exécutaient une danse lente sur la rive. Femmes, enfants et hommes sinuaient comme un serpent et fredonnaient une mélopée. Vent d’est remplaça un des gardes et murmura à l’oreille de Coureur des sables : « C’est peut-être le dernier rassemblement du marais. Les étoiles sont très mauvaises. » Coureur des sables répondit avec mépris : « Elles vous font tellement peur ? » Puis Vent d’est disparut et les gardes le poussèrent, avec le dernier Enfant de l’ombre, sa mère et les deux filles, en un groupe frissonnant. Papillons roses pleurait, et Sept filles qui attendent la berçait d’avant en arrière, essayant de la consoler en lui racontant des stupidités et s’adressant à Dieu. Coureur des sables passa son bras autour d’elle, et elle appuya sa tête sur son épaule.
Le dernier Enfant de l’ombre marchait à côté de lui, et en baissant les yeux Coureur des sables vit qu’il tremblait. Le Vieux sage était là aussi, si évanescent dans la brume que Coureur des sables était sûr qu’à part lui personne ne le voyait. D’une façon inattendue, l’Enfant de l’ombre lui toucha le bras et dit :