« Nous allons mourir ensemble. Nous t’aimions bien. »
« Mâche plus fort », lui dit Coureur des sables, « et tu n’y croiras pas. » Puis, comme il regrettait d’avoir blessé un ami en un tel moment, il ajouta plus gentiment : « Lequel es-tu ? Es-tu celui qui m’a montré la substance que vous mâchez ? »
« Je suis Loup. »
Ultime voix avait commencé le chant. Coureur des sables s’étonna : « Le Vieux sage m’a dit hier soir que vous vous appeliez Feu, Siffleur et quelque chose d’autre que j’ai oublié, mais ce nom n’y était pas. »
« Nous avons des noms pour sept, et des noms pour cinq. Les noms pour trois, tu les as entendus. Mon nom à présent est le nom pour un. Seul le nom du Vieux sage ne change jamais. »
« Sauf », murmura le Vieux sage, « quand on m’appelle, comme on le faisait quelquefois jadis, Norme de groupe. » Il n’était plus maintenant qu’une sorte de vide dans la brume, un trou à forme d’homme.
Coureur des sables observait les gardiens depuis un moment, et il crut voir une ouverture — un moment de relâchement de leur vigilance tandis qu’ils écoutaient Ultime voix. La brume était partout en suspens, et la rivière était large et cachée. Si tel était le souhait de Dieu, il pourrait atteindre les eaux profondes…
Dieu, Seigneur, Vénéré maître…
Il se rua d’une détente, ses pieds accrochant l’eau, et essaya de glisser son corps souple entre deux hommes des marais. Mais ils l’attrapèrent par les cheveux et bourrèrent son visage de coups de pied et de poing avant de le repousser au milieu du groupe. Sept filles qui attendent, Douce bouche et sa mère essayèrent de l’aider, mais il les injuria et le repoussa, puis plongea son visage dans l’eau amère de la rivière.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » lui demanda l’Enfant de l’ombre.
« Parce que je veux vivre. Ne sais-tu pas que, dans quelques minutes nous serons tous noyés ? »
« J’entends ton chant », dit l’Enfant de l’ombre « et moi aussi je voudrais vivre. Je ne suis peut-être pas de ton sang, mais je voudrais vivre. »
« Nous devons mourir », murmura la voix du Vieux sage.
« Nous, nous devons mourir », fit amèrement Coureur des sables. « Pas toi. Ils ne rongeront pas te os. »
« Quand celui-ci mourra, je mourrai », fit le Vieux sage en indiquant son dernier compagnon. « Je suis fait à moitié de lui et à moitié de toi maintenant mais sans son écho, ton esprit ne me formera pas. »
Doucement, l’Enfant de l’ombre répéta : « Je voudrais vivre, moi aussi. Il se peut qu’il y ait un moyen. »
« Lequel ? » dit Coureur des sables en le fixant.
« Les hommes parcourent les étoiles, en déformant le ciel pour raccourcir le chemin. Depuis que nous sommes arrivés ici… »
« Depuis qu’ils sont arrivés », corrigea doucement le Vieux sage. « Maintenant, je suis à moitié un homme, et sache que nous avons toujours été là, à écouter une pensée qui ne venait pas. À écouter sans nous douter que nous étions des hommes. Ou peut-être que nous sommes tous de la même race, nous rappelant à moitié et dépérissant, oubliant à moitié et prospérant. »
« Le chant de la fille avec le petit enfant parvient à mon esprit », dit le dernier Enfant de l’ombre, « et celui qu’ils appellent Ultime voix chante aussi. Peu importe que nous soyons deux ou un. Nous avons chanté pour empêcher les stellaris de descendre. Nous avons voulu vivre comme nous le souhaitions, sans que rien nous rappelle ce qui était et ce qui est. Et bien qu’ils aient déformé le ciel, nous avons déformé leur pensée. Supposons que je chante maintenant pour les attirer au lieu de les repousser, et qu’ils viennent ? Les hommes des marais les prendront, et ils auront à choisir parmi un grand nombre. Peut-être ne serons-nous pas choisis. »
« Un seul peut-il faire ça ? » demanda Coureur des sables.
« Nous sommes si peu que parmi nous, un n’est pas un nombre négligeable. Les autres chantent pour que les stellaris ne voient pas ce qu’ils voudraient voir. L’espace d’un battement de cœur, mon chant leur éclaircira la vue, et l’espace déformé est proche d’ici en de nombreux endroits. Ils ne tarderont pas. »
« C’est mal », dit le Vieux sage. « Pendant très longtemps, nous avons marché sans souci dans l’unique paradis. Il serait préférable que tous ceux qui sont là périssent. »
L’Enfant de l’ombre insista : « Rien n’est pire que ma propre mort. » Et soudain, quelque chose qui avait enveloppé le monde ne fut plus là. Cela disparut en un instant et cela laissa la rivière et la brume, les hommes des marais qui dansaient, Ultime voix qui chantait, et eux-mêmes inchangés, mais c’était plus grand que tout, et Coureur des sables ne l’avait jamais vu parce que cela avait toujours été là, mais maintenant il ne pouvait plus se rappeler ce que c’était. Le ciel s’était ouvert, plus rien ne séparait les oiseaux du soleil. La brume qui flottait autour d’Ultime voix pouvait atteindre la Femme à la chevelure de flammes. Coureur des sables regarda le dernier Enfant de l’ombre, et il vit qu’il pleurait et que ses yeux ne contenaient plus rien. Il se sentait dans le même état, et il se tourna vers Vent dans les cèdres : « Mère, quelle est la couleur de mes yeux maintenant ? »
« Verts », répondit sa mère. « Ils paraissent gris dans cette lumière, mais ils sont verts. C’est la couleur des yeux. » Derrière elle, Sept filles qui attendent et Douce bouche murmurèrent : « Verts. » Et Sept filles qui attendent ajouta : « Ceux de Papillons roses sont verts, aussi. »
Puis, incarnat comme du vieux sang à travers le brouillard, un point lumineux apparut, loin au-dessus de leur tête en direction du nord, là où l’Océan remuait comme une anguille sous la masse grise. Coureur des sables l’aperçut avant tout le monde. Il grandit, plus menaçant, et un murmure monta des eaux. Sur la rive, une des femmes qui dansaient hurla et montra du doigt la boule de feu qui tombait en sifflant. Cela faisait le bruit que fait la foudre quand elle tue un arbre. Il y avait déjà deux autres étoiles rouges qui tombaient avec elle, et les cris de la foule les accompagnaient. Quand elles touchèrent l’Océan, les hommes des marais se mirent à courir. Douce bouche et Sept filles qui attendent passèrent leurs bras autour du cou de Coureur des sables et enfouirent leur visage dans sa poitrine. Les hommes des marais qui les gardaient s’étaient mis à courir, arrachant leurs bracelets et leurs couronnes d’herbe.
Seul Ultime voix demeurait à sa place. Il avait interrompu son chant, mais il ne fuyait pas. Coureur des sables crut discerner dans son regard un désespoir semblable à celui de la bête épuisée qui finit par se retourner et par offrir sa gorge aux dents du tigre-tue. « Venez », dit-il en repoussant les deux filles et en prenant le bras de sa mère. Mais à son oreille, le Vieux sage murmura : « Non. »
Derrière eux, des pas troublaient les eaux de la rivière. C’était Vent d’est, et quand Ultime voix le vit, il lui dit : « Tu t’es enfui. »
« Seulement un instant », répondit Vent d’est. « Puis je me suis rappelé. » Il semblait avoir honte. Ultime voix ajouta : « Je ne dirai plus rien. » Puis il leur tourna le dos à tous, et fit face à l’Océan.
« Nous partons », dit Coureur des sables. « N’essayez pas de nous en empêcher. »
« Attends. » Vent d’est regarda Vent dans les cèdres : « Dis-lui d’attendre. »
« Lui aussi est mon fils », dit-elle en s’adressant à Coureur des sables. « Attends. »
Coureur des sables haussa les épaules. « Que veux-tu de nous, Frère ? » demanda-t-il aigrement.
« C’est une affaire qui concerne les hommes. Pas les femmes. Et pas… » Vent d’est fixa les yeux sur le dernier Enfant de l’ombre. « … pas ceux qui sont comme lui. Dis-leur d’aller jusqu’à la rive et de remonter la rivière. Aucun homme des marais, je le jure, ne les importunera. »