J’ai vu aujourd’hui des oiseaux. Aujourd’hui j’en ai vu deux. Le premier était une pie tête de mort, et le second un oiseau que la pie avait…
L’officier replaça le cahier au bout de la table. Son regard en voyageant avait identifié au milieu des affaires éparses l’écriture précise et penchée qu’affectionnaient les gens de la Fonction publique.
Monsieur,
Les pièces que je vous adresse…
… est mon opinion.
… de la Terre.
L’officier haussa légèrement les sourcils, reposa la lettre et reprit le cahier d’écolier. Au bas de la page de couverture, il lut, en lettres sombres et maculées : Fournitures Médaillon, Frenchman’s Landing, Sainte-Anne. Et à l’intérieur de la couverture :
nom: Salle E2 S14 Place 18
école: Institution Armstrong
ville: Frenchman’s Landing
Il prit une des bobines de bande magnétique, cherchant une étiquette, mais il n’y en avait pas. Les étiquettes étaient éparpillées au milieu du reste, décollées par l’humidité mais parfaitement lisibles et toutes datées et signées.
Deuxième interrogation.
Troisième interrogation.
Dix-septième interrogation. Troisième bobine.
L’officier soupesa plusieurs bobines, puis en choisit une au hasard et la mit sur son magnétophone.
R : Est-ce que ça enregistre, maintenant ?
Q : Oui. Votre nom, je vous prie ?
R : Vous le savez déjà, il est dans tous les dossiers.
Q : Vous nous avez donné ce nom un grand nombre de fois.
R : Oui.
Q : Comment vous appelez-vous ?
R : Je suis le prisonnier de la cellule 143.
Q : Ah, je vois que vous êtes un philosophe. Nous vous avions pris pour un anthropologue, et vous ne semblez pas assez âgé pour être les deux.
R :
Q : Mes instructions sont de me familiariser avec votre dossier. J’aurais pu le faire sans vous faire venir de votre cellule, je pense que vous vous en rendez compte. À cause de vous, je m’expose aux dangers du typhus et de plusieurs autres maladies contagieuses. Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?
R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.
L’officier sourit intérieurement et arrêta le ruban magnétique. L’avidité contenue dans la voix de R lui avait fait éprouver une sensation plaisante, et il spéculait maintenant sur la réponse que R allait recevoir. Il rembobina quelques centimètres de bande, puis appuya de nouveau sur la touche PLAY.
Q : Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?
R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.
Q : Nous vous avons donné du papier, en quantité.
Et voyez l’usage que vous en avez fait : couvert de gribouillages. Vous rendez-vous compte que si votre dossier devait être transmis aux autorités supérieures, il faudrait le retranscrire en entier ? Cela représenterait des heures de travail.
Q : Vous pourriez le photocopier.
Q : Ah, cela vous plairait, n’est-ce pas ?
L’officier toucha le bouton de contrôle du volume, réduisant les voix à un murmure presque inaudible, et brassa les matériaux qui encombraient son bureau. Un registre particulièrement volumineux attira son regard. Il le prit pour l’examiner.
Il devait faire trente-cinq centimètres de long sur trente de large et trois d’épaisseur. Il était relié de toile brune épaisse que le soleil et le temps avaient décolorée sur les bords. Les feuilles étaient épaisses et rigides, réglées de lignes bleu pâle. La première page commençait au milieu d’une phrase. En y regardant de plus près, cependant, l’officier remarqua que trois pages avaient été prélevées du début du registre, comme avec une lame de rasoir ou un couteau à lame très fine. Il tira son poignard et l’essaya sur la quatrième page. La lame était soigneusement affûtée — l’esclave l’entretenait avec amour — mais ne coupait pas aussi nettement que celle qui avait été utilisée avant. Il lut :
… quelque chose de trompeur, même à la lumière du jour, et qui donne prise à l’imagination, de sorte que parfois je me demande quelle proportion de ce que je vois ici existe seulement dans mon esprit. Cela me donne un sentiment de déséquilibre, que les jours trop longs et les nuits qui n’en finissent pas contribuent à accentuer. Ici comme à Roncevaux, je me lève plusieurs heures avant l’aube.
La température est fraîche — c’est du moins ce que me dit le thermomètre — mais on se croirait sous les tropiques. Le soleil, incroyablement rose, brille d’un éclat insoutenable, sans chaleur et tout en lumière, et il émet si peu à l’extrémité bleue du spectre qu’il rend le ciel derrière lui presque noir, et c’est cette couleur sombre qui est — ou qui me paraît — tropicale. Comme un visage africain, ou les ombres vert foncé de la jungle à midi ; et les plantes, les insectes et les animaux, même cette ville construite n’importe comment, contribuent à donner cette impression. Cela me fait penser à l’entelle des neiges, ce singe qui vit dans les vallées glacées de l’Himalaya, ou à ces éléphants et rhinocéros poilus qui durant les glaciations subsistaient encore aux extrémités gelées de l’Europe et de l’Amérique du Nord. De la même manière, ils ont ici des oiseaux au plumage éclatant et des plantes aux feuilles larges et aux fleurs rouges et jaunes (comme si on était à la Martinique ou à Tumaco) à profusion partout où le niveau du sol est suffisamment haut pour s’affranchir de l’emprise monotone des roseaux salés des prairies marécageuses.
L’espèce humaine est à l’œuvre. Notre ville (comme vous le voyez, quelques jours dans une de ces métropoles nouvelles et déjà croulantes suffisent à faire de vous un vieux résident, et j’étais considéré comme un Pionnier avant d’avoir transféré le contenu de mes valises dans la commode branlante de ma chambre) est en grande partie construite avec le bois de ces espèces de cyprès qui poussent dans les marécages aux alentours, et les toits sont en plastique ondulé, ce qui fait qu’il ne manque plus rien que le bruit des tam-tams au loin. (Et comme cela me faciliterait la tâche, si je pouvais en entendre quelques-uns ! En fait, certains des premiers explorateurs un peu plus au sud, sont censés avoir établi l’existence d’un tel mode de communication à l’aide de troncs creux verticaux. Les Saint-Annois devaient frapper le tronc de leurs mains nues, et comme tous les primitifs ils devaient plus ou moins imiter, en frappant, les sons de leur langage.)
L’officier passa plusieurs pages épaisses en les feuilletant rapidement du pouce. Il y en avait encore beaucoup du même genre, et il mit le registre provisoirement de côté pour prendre une liasse de feuillets reliés à leur point d’origine (il lut un nom : Port-Mimizon) avec une agrafe métallique qui était tombée. Les feuillets, couverts de l’écriture nette et régulière d’un employé de l’administration, étaient numérotés, mais il ne prit pas la peine de les remettre dans l’ordre.