Cela ne m’empêche pas de gloser à cœur joie sur les Étrusques, l’Atlantide et l’opiniâtreté et les tendances expansionnistes d’une hypothétique culture technologique occupant le Gondwana. Lorsque j’ai fini, Mr Million déclare : « Maintenant l’inverse. David, affirmatif sans répétition. »
Mon frère, bien sûr, regardait son livre au lieu d’écouter, et je lui lance un coup de pied enthousiaste en espérant que cette fois-ci il est coincé. Mais il répond : « Les abos sont humains parce qu’ils sont tous morts. »
« Développe. »
« S’ils étaient vivants, il serait dangereux de les laisser être humains, parce qu’ils demanderaient des choses ; mais étant morts, il est plus intéressant qu’ils le soient, et aussi les colons les ont tous tués. »
Et cela continue ainsi. La tache de lumière voyage sur la surface rouge rayée de noir de la table. Elle a fait cent fois le même voyage. Nous sortons par l’une des petites portes et nous passons par un secteur abandonné entre deux ailes. Il y a là des bouteilles vides et des papiers de toutes sortes éparpillés par le vent, et une fois même nous avons vu un mort en haillons de couleurs vives et nous l’avons enjambé tandis que Mr Million le contournait silencieusement. Et comme nous quittions les sous-sols pour déboucher dans une ruelle, les trompettes de la garnison de la citadelle (résonnant malgré la distance) appelaient les hommes à la soupe du soir. Dans la rue de l’Asticot, l’allumeur de réverbères était déjà au travail, et les échoppes avaient baissé leur rideau de fer. Les trottoirs, magiquement libérés de leurs vieux meubles, paraissaient vastes et nus.
Dans notre rue Saltimbanque, c’était très différent, avec l’arrivée des premiers noceurs. Des hommes aux cheveux blancs, gaillards, guidant des jeunes hommes et des garçons très jeunes, athlétiques et beaux mais peut-être un peu trop nourris, et qui faisaient des plaisanteries embarrassées en leur souriant de leurs dents éclatantes. C’étaient toujours ceux qui arrivaient les premiers, et quand je fus un peu plus grand je me demandai souvent si c’était parce que les hommes aux cheveux blancs voulaient avoir en même temps leur plaisir et une bonne nuit de sommeil qu’ils arrivaient tôt, ou parce qu’ils savaient que les jeunes hommes qu’ils amenaient pour la première fois dans l’établissement de mon père seraient fatigués et irritables après minuit, comme des enfants qu’on a fait trop veiller.
Comme Mr Million ne voulait pas utiliser les petites rues après la tombée de la nuit, nous arrivions par la grande porte en même temps que les hommes aux cheveux blancs et leurs fils et neveux. Il y avait là un jardin, guère plus grand qu’une petite pièce et enfoncé dans la façade aveugle de la maison. Il contenait de petits lits de fougères de la taille d’une tombe et un petit jet d’eau qui retombait sur des baguettes de verre dans un tintement cristallin continuel, et qu’il fallait protéger des gamins de la rue. Il y avait aussi, le socle solidement planté et presque enterré dans la mousse, la statue de fer d’un chien à trois têtes.
C’est cette statue, je suppose, qui avait donné à notre maison son nom populaire de Maison du Chien, bien qu’il y ait sans doute aussi une référence à notre patronyme. Les trois têtes étaient fines et puissantes, avec un museau et des oreilles en pointe. L’une d’elles était menaçante et une autre, celle du centre, paraissait contempler le monde du jardin et de la rue avec un intérêt tolérant. La troisième, la plus proche du sentier dallé qui conduisait à notre porte, était — il n’y a pas d’autre terme — franchement sardonique. Et c’était la coutume parmi les clients de mon père de toucher cette tête entre les oreilles en remontant l’allée. Le contact d’innombrables doigts avait donné à cet endroit la consistance et l’aspect du verre noir.
Tel était donc mon univers lorsque j’étais âgé de sept des longues années de notre monde. Je passais la plus grande partie de mes journées dans la petite classe sur laquelle veillait Mr Million, et mes soirées dans le dortoir où David et moi jouions et nous disputions dans un silence total. Les seules variations étaient les visites à la bibliothèque ou, en de très rares occasions, autre part. De temps à autre, j’écartais les feuilles du jasmin grimpant pour observer les filles et leurs bienfaiteurs dans le jardin en bas, ou j’entendais leurs conversations venant de la terrasse, mais ce qu’ils faisaient ou disaient était sans grand intérêt pour moi. Je savais que le personnage au visage émacié qui régnait sur notre maison et était appelé « Maître » par les filles et les domestiques était mon père. Je savais, aussi loin que mes souvenirs remontaient, qu’il y avait quelque part une femme horrible — les domestiques en avaient une sainte terreur — qu’on appelait « Madame », mais que ce n’était ni ma mère, ni celle de David, ni la femme de mon père.
Cette existence et mon enfance, tout au moins ma prime enfance, se terminèrent un soir après que David et moi, fatigués de lutter et de nous disputer en silence, avions fini par nous endormir. Quelqu’un me secouait par les épaules en appelant mon nom, et ce n’était pas Mr Million mais un des domestiques, un petit homme au dos voûté portant une veste rouge élimée. « Il veut te voir », m’informa-t-il. « Lève-toi. »
J’obéis, et il vit que je portais des vêtements de nuit. Cela, je crois, n’avait pas été prévu dans ses instructions, et pendant un instant au cours duquel je restai devant lui à bâiller, il dut se livrer à un débat intérieur. « Habille-toi », dit-il enfin. « Coiffe-toi. »
Je fis ce qu’il me demandait. Je remis le pantalon de velours noir que j’avais porté la veille mais (guidé par un quelconque instinct) je pris une chemise propre. La pièce où il me conduisit alors (par des corridors tortueux vides maintenant des derniers clients, et d’autres, sentant le moisi et les crottes de rats, où les clients n’étaient jamais admis) était la bibliothèque de mon père, celle qui avait la grande porte sculptée devant laquelle j’avais reçu les confidences chuchotées de la dame en rose. Je n’y étais jamais entré, mais quand mon guide frappa quelques coups discrets sur la porte elle pivota vers l’intérieur et je me trouvai dans la bibliothèque avant de m’être rendu compte de ce qui s’était passé.
Mon père, car c’était lui qui avait ouvert la porte, la referma derrière moi et, me laissant planté là où j’étais, marcha jusqu’à l’extrémité très éloignée de cette longue salle pour se laisser tomber dans un gigantesque fauteuil. Il portait la robe de chambre rouge et le foulard noir dont je l’avais presque toujours vu vêtu, et ses longs cheveux clairsemés étaient coiffés en arrière. Il m’examina sans rien dire, et je me souviens que j’étais sur le point d’éclater en sanglots.
« Alors », dit-il au bout d’un long moment, « te voilà donc. Et comment vais-je t’appeler ? »
Je lui dis mon nom, mais il secoua la tête. « Pas ça. Il faut que tu aies un autre nom pour moi. Un nom privé. Tu peux en choisir un si tu veux. »
Je ne répondis rien. Il me semblait absurde et impossible d’avoir un autre nom que les deux mots que, d’une façon mystique, je respectais sans les comprendre, mon nom.
« Je choisirai pour toi, dans ce cas », dit mon père. « Tu seras Numéro Cinq. Approche, Numéro Cinq. »
Je m’approchai, et quand je fus assez près de lui pour le toucher, il me dit : « Maintenant, nous allons jouer à quelque chose. Je vais te montrer des images, tu comprends ? Et pendant tout le temps que tu les auras devant toi, tu devras dire quelque chose. Tu parleras de ce que tu vois. Tant que tu parles, tu as gagné. Mais si tu t’arrêtes, c’est moi qui ai gagné. Tu saisis ? »