Mrs Blount : « Où je suis née ? À bord du vaisseau, parfaitement, jeune homme. Je fus la première à venir au monde à bord du vaisseau, et la dernière sur l’ancien monde. Les femmes qui attendaient un enfant n’étaient pas admises dans l’expédition, voyez-vous, mais plusieurs réussirent à s’embarquer quand même. Ma mère avait envie de partir, aussi elle décida de ne rien dire à personne. C’était une femme assez forte, comme vous pouvez l’imaginer, et je suppose que j’étais un tout petit bébé. Oui, tout le monde avait dû subir une visite médicale, mais c’était des mois et des mois avant, parce que le départ avait été ajourné, voyez-vous. Toutes les femmes devaient porter ces vêtements qu’ils appelaient des combinaisons spatiales, comme les hommes, et maman avait demandé la sienne très ample. Personne ne savait donc. Elle a eu ses premières douleurs, m’a-t-elle dit, en montant dans la tour d’accès, mais le médecin du bord était l’un d’entre eux et il garda le secret. Lorsque je suis née, il nous a endormies, ma mère et moi, comme tout le monde, et quand nous nous sommes réveillées vingt et un ans avaient passé. Le vaisseau où nous étions était le 986, c’est-à-dire un des plus anciens. J’ai entendu dire qu’avant, ils utilisaient des noms au lieu de numéros, ce qui devait quand même être plus joli.
« Oui, il restait encore quelques Français quand nous sommes arrivés. Presque tous à l’exception des jeunes enfants étaient affreusement estropiés ou blessés. Ils savaient qu’ils avaient perdu, et nous venions en conquérants, nous prenions leurs terres et leur bétail, tout ce que nous voulions. J’étais très jeune, bien sûr, et je ne me rendais compte de rien, mais maman m’a tout expliqué par la suite. Je grandis en même temps que les petites Françaises, et vous ne pouvez pas imaginer comme elles étaient mignonnes. Elles avaient tous les beaux garçons autour d’elles, et les plus riches aussi. Vous mettiez votre plus belle robe pour aller au bal, et une de ces filles arrivait, vêtue d’un bout de chiffon, mais avec un ruban et une fleur dans les cheveux, et tous les regards des garçons étaient sur elle.
« Les Saint-Annois ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
« Ah, eux, nous les appelions les abos, ou les sauvages. Ce n’étaient pas des personnes, voyez-vous. Seulement des animaux qui avaient l’apparence de personnes.
« Bien sûr que j’en ai vu. Quand j’étais gosse, je jouais avec ceux qui avaient mon âge. Maman me l’interdisait, mais quand j’étais toute seule, j’allais au bout du pré et ils venaient jouer avec moi. Maman disait qu’ils allaient me manger (rires), mais je ne peux pas dire qu’ils aient jamais essayé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient être voleurs, cependant ! Tout ce qu’il y avait à manger. Ils étaient toujours affamés. Ils se sont mis à voler dans le fumoir à poissons, et un soir papa en a tué trois, entre la grange et le fumoir, avec sa carabine. J’avais quelquefois joué avec l’un des trois, et j’ai pleuré. Les enfants sont ainsi.
« Non, je ne sais pas où il les a enterrés, s’il l’a fait. Il a dû plutôt les traîner à l’écart pour que les bêtes sauvages s’en chargent. »
Un frère officier entra. L’officier posa le registre, et une bouffée d’air fit voler les pages.
« Regarde-moi ça », fit le frère officier. « C’est pendant la journée qu’on en aurait besoin. »
L’officier haussa les épaules : « Tu veilles tard, ce soir. »
« Pas autant que toi. Je vais me coucher. »
« Regarde tout ce que j’ai. » Les lèvres de l’officier se tendirent en un sourire amer. Il fit un geste en direction du fouillis de papiers et de bandes qui encombrait le bureau.
Le frère officier remua les papiers du bout des doigts. « Politique ? »
« Criminel. »
« Ils n’ont qu’à secouer la poussière de leur garrot, et te laisser dormir. »
« Il faut que je découvre d’abord de quoi il s’agit. Tu connais le commandant. »
« Tu es bon pour la pelle demain. »
« Je me lèverai tard. Je ne suis pas de service de toute façon. »
« Tu as toujours été un oiseau de nuit, n’est-ce pas ? »
Le frère officier sortit en bâillant. L’officier se versa un verre de vin qui s’était réchauffé maintenant à la température de la pièce. Il reprit sa lecture à l’endroit où le vent avait laissé le registre ouvert.
« Je ne sais pas. Peut-être il y a quinze ans, peut-être moins. Nos années sont plus longues que les vôtres — vous ne le saviez pas ? »
Moi : « Oui, oui, inutile de m’expliquer cela. »
Mr D. : « Eh bien, ces Français racontaient toutes sortes d’histoires sur eux ; je n’ai jamais cru à la plupart d’entre elles.
« Quelles sortes d’histoires ? Oh, n’importe quoi. Ces Français sont un peuple d’ignorants, c’est moi qui vous le dis. »
(Fin de l’entretien.)
On m’avait dit que l’un des derniers survivants parmi les premiers colons français était un certain Robert Culot, décédé depuis quarante ans maintenant. En enquêtant sur lui, j’ai appris que son petit-fils (qui s’appelle également Robert Culot) faisait souvent allusion à des histoires que lui avait racontées son grand-père sur ses premiers jours à Sainte-Anne. Il doit avoir cinquante-cinq années terriennes et tient une boutique de vêtements, la meilleure de Frenchman’s Landing.
M. Culot : « Oui, le vieux racontait des tas de choses sur ceux que vous appelez les Saint-Annois, Dr Marsch. Il connaissait des histoires de toutes sortes. »
« C’est vrai, il pensait qu’il y avait plusieurs races. Pour les autres, disait-il, ils étaient tous pareils, mais les autres en savaient beaucoup moins que lui. Il vous aurait dit que pour un aveugle, tous les chats sont noirs. Parlez-vous français, docteur ? Quel dommage. »
Moi : « Savez-vous à quelle date approximative votre grand-père a vu un Saint-Annois pour la dernière fois, monsieur Culot ? »
M. C. : « Quelques années avant sa mort. Laissez-moi réfléchir… Oui, trois ans je pense avant sa mort. Il fut cloué au lit l’année suivante, et la mort l’emporta deux ans plus tard. »
Moi : « Cela ferait donc quarante-trois ans ? »
M. C. : « Ah, vous ne me croyez pas ! Ce n’est pas gentil. Ces Français, vous dites-vous, on ne peut pas leur faire confiance. »
Moi : « Au contraire, je suis intrigué. »
M. C. : « Mon grand-père venait d’assister à l’enterrement d’un ami, et cela l’avait déprimé. Il décida d’aller faire un tour. Quand il était un peu moins vieux, voyez-vous, c’était un grand marcheur. Il avait dû renoncer à ce plaisir quelques années seulement avant la dernière maladie. Mais maintenant, avec ce chagrin dans son cœur, il partit faire une promenade. J’étais en train de jouer aux dames avec mon père, son fils, quand il rentra.
« Comment il a décrit son indigène ? Ah ! (Rire.) J’espérais que vous ne me poseriez pas la question. Voyez-vous, mon père se moqua de lui, et cela le mit en fureur. Il invectiva mon père dans son mauvais anglais, pour le mettre à son tour en colère, et il lui dit qu’évidemment s’il était assis toute la journée il ne pouvait rien voir. Mon père avait perdu ses deux jambes à la guerre. Heureusement pour moi, n’est-ce pas, qu’il n’a pas perdu autre chose.