« Je lui ai alors demandé ce que vous voudriez savoir : Quel était son aspect ? Je vais vous dire exactement ce qu’il m’a répondu, mais vous n’allez pas le croire. »
Moi : « Pensez-vous qu’il aurait pu simplement vouloir vous taquiner, vous ou votre père ? »
M. C. : « C’était un homme intègre. Il n’aurait jamais menti à quiconque, comprenez-vous ? Mais il pouvait… dire la vérité d’une telle manière qu’il la faisait paraître impertinente. Quand je lui ai demandé comment se présentait cette créature, il m’a répondu parfois comme un homme, et parfois comme le piquet d’une clôture. »
Moi : « Un piquet de clôture ? »
M. C. : « Ou un arbre mort. Quelque chose de ce genre. Laissez-moi me concentrer un instant. Il a dû dire quelque chose comme : “Parfois l’apparence d’un homme, et parfois celle du vieux bois.” Non, je ne peux vraiment pas vous dire ce qu’il entendait par là. »
M. Culot m’adressa à plusieurs membres de la colonie française autour de Frenchman’s Landing qui, disait-il, seraient peut-être prêts à coopérer avec moi. Il mentionna en particulier un certain médecin, le Dr Hagsmith, qui d’après ce qu’il avait compris s’intéressait aux vieilles traditions des Saint-Annois. Je pus m’arranger pour avoir un entretien le soir même avec le Dr Hagsmith. Ce dernier est un anglophone, et il se présenta lui-même comme un folkloriste amateur.
Dr Hagsmith : « Vous et moi avons des conceptions opposées sur la question. Loin de moi l’idée de dénigrer ce que vous faites — mais ce n’est pas la même chose que moi. Vous souhaitez découvrir la vérité, et j’ai bien peur que vous ne trouviez très peu de choses. Moi, je cherche des choses fausses et j’en ai trouvé en quantité. Vous voyez ? »
Moi : « Vous voulez dire que votre collection comporte un grand nombre de documents sur les Saint-Annois ? »
Dr H. : « Des milliers. J’étais un jeune médecin quand je suis arrivé ici il y a vingt ans. À cette époque-là, nous pensions qu’aujourd’hui ce serait une grande cité. Ne me demandez pas pourquoi nous le pensions. Nous avions tout prévu, un stade, de parcs, des musées. Nous avions le sentiment d’avoir tout ce qu’il fallait, et c’était vrai — à part les hommes et l’argent. Nous avons encore tout ce qu’il faut. (Rire.)
« J’ai commencé à rassembler toutes ces histoires à l’occasion de l’exercice de ma profession. J’avais compris, voyez-vous, que ces légendes sur les abos avaient un effet sur l’esprit des gens, et leur esprit exerce une influence sur leurs maladies. »
Moi : « Mais vous n’avez jamais vu vous-même d’aborigène ? »
Dr H. (En riant) : « Bien sûr que non. Mais je suis probablement le plus grand expert sur les aborigènes que vous pourrez trouver. Demandez-moi n’importe quoi, et je vous renseignerai. »
Moi : « Très bien. Est-ce que les Saint-Annois existent toujours ? »
Dr H. : « Autant qu’ils ont jamais existé. » (Rire.)
Moi : « Alors, où habitent-ils ? »
Dr H. : « Vous voulez dire quelle localité ? Ceux qui vivent derrière l’au-delà poursuivent une existence vagabonde. Ceux qui vivent à proximité des fermes ont généralement leur habitation dans les endroits les plus éloignés, mais parfois ils peuvent s’abriter dans une étable, ou sous l’auvent de la ferme. »
Moi : « Est-ce qu’on ne les verrait pas ? »
Dr H. : « Oh, cela porte malheur de les voir. D’ailleurs, ils prennent généralement la forme de quelque ustensile ménager si quelqu’un les regarde — ou bien celle d’une meule de foin, par exemple. »
Moi : « Les gens les croient vraiment capables de faire des choses pareilles ? »
Dr H. : « Vous pas ? S’ils n’en étaient pas capables, où voudriez-vous qu’ils aillent ? » (Rire).
Moi : « Vous dites que la plupart des Saint-Annois vivent “derrière l’au-delà” ? »
Dr H. : « Dans le désert, les zones incultes. C’est une expression locale. »
Moi : « Et quel aspect ont-ils ? »
Dr H. : « Ils ressemblent à des gens. Mais leur peau a la couleur de la pierre, et ils ont de grandes tignasses désordonnées, à part ceux qui n’ont pas de cheveux du tout. Certains sont plus grands que vous et moi, et très forts, et d’autres sont plus petits que des enfants. Ne me demandez pas quelle taille font les enfants. »
Moi : « Supposons pour l’instant que les Saint-Annois existent. Si je voulais en voir, où me conseilleriez-vous de chercher ? »
Dr H. : « Vous pourriez aller sur les quais. (Rire.) Ou bien près des endroits sacrés, je suppose. Ah, je vous vois surpris ! Vous ne saviez pas qu’ils avaient des lieux sacrés ? Il y en a plusieurs, oui, et leur religion est très élaborée et très déroutante. Quand je suis arrivé, on parlait beaucoup d’un grand prêtre — ou d’un grand chef, comme vous voudrez. De toute façon, un personnage plus magique que les autres. La voie ferrée venait d’être construite, et naturellement les animaux sauvages n’y étaient pas habitués et se faisaient écraser. On voyait ce type-là arpenter la voie la nuit et les ressusciter. Les gens le surnommaient Coureur des cendres, et d’autres noms du même genre. Une fois, la femme d’un bouvier a eu un bras sectionné par le train. Sans doute qu’elle était ivre et qu’elle s’était allongée sur les rails. Le bouvier l’a conduite aussitôt à l’hôpital. Eh bien, ils en ont pris un à la banque des organes, et ils le lui ont greffé normalement. Mais Coureur des cendres trouva ensuite celui qu’elle avait perdu, et il fit pousser avec une nouvelle femme, de sorte que le bouvier eut deux épouses. Naturellement, la seconde, celle que Coureur des cendres avait créée, était abo à l’exception d’un bras. La partie qui était abo volait tout ce qu’elle pouvait, et ensuite le bras humain restituait ce qu’elle avait pris. Eh bien, finalement les Dominicains accusèrent le pauvre bouvier de polygamie, et il décida de chasser celle qui avait été créée par Coureur des cendres. Comme elle n’avait qu’un seul bras humain, elle était incapable de couper le bois comme il faut, voyez-vous…
« Vous dites que je vous surprends ? Les abos ne sont pas vraiment humains, voyez-vous, et ils sont incapables de manier un outil quelconque. Ils peuvent en prendre un dans leurs mains, mais ils n’accompliront rien avec. Ce sont des animaux magiques, si vous voulez, mais des animaux quand même. (Rire.) Pour un anthropologue, vous n’êtes vraiment pas très informé. On raconte que les Français faisaient passer ce test au gué nommé Sang qui court — ils arrêtaient tous ceux qui passaient et leur demandaient de creuser le sol avec une pelle… »
Un chat sauta sur le rebord éclaté de la fenêtre. C’était un énorme matou noir avec un seul œil et des griffes doubles — le chat du cimetière de Vienne. L’officier lui lança un chapelet d’invectives et, voyant qu’il ne s’en allait pas, fit glisser sa main, lentement et sans bruit, vers le pistolet qu’il portait à sa ceinture. Mais à l’instant où ses doigts se refermèrent sur la crosse, le chat siffla comme un morceau de fer porté au rouge qu’on laisse tomber dans l’eau, et s’enfuit d’un bond.