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M. de F. : « Les lieux sacrés, monsieur ? Oui, ils en avaient beaucoup, à ce qu’on dit. Partout où un arbre poussait dans la montagne, c’était un endroit sacré pour eux, par exemple. Particulièrement, s’il y avait de l’eau stagnante au milieu des racines, comme c’était presque toujours le cas. Là où le fleuve local — le Tempus — se jette dans la mer, c’était aussi un endroit sacré. »

Moi : « Pouvez-vous m’en citer quelques autres ? »

M. de F. : « Il y avait une caverne, plus en amont au bord de la rivière, dans les falaises. Je ne pense pas qu’elle ait été explorée. Et près de l’embouchure, il y avait un cercle de grands arbres. La plupart ont été coupés, mais les souches sont encore visibles. Trenchard, le clochard qui prétend être un abo, vous montrera l’endroit en échange de quelques sous, ou son fils vous accompagnera.

« Vous n’aviez jamais entendu parler de lui ? Oui, près des docks. Tout le monde ici le connaît. C’est un simulateur, vous comprenez, un farceur. Ses mains (il montre ses mains) sont abîmées par l’arthrite et il ne peut pas travailler, aussi il prétend qu’il est un abo et il se comporte comme un déséquilibré. On dit que cela porte chance de lui donner quelques pièces.

« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre malheureuse qu’on ne voit presque jamais, et ils ont un fils, d’une quinzaine d’années. »

L’officier tourna vingt ou trente pages, et ne reprit sa lecture que lorsqu’une modification de la présentation attira son regard.

Un fusil lourd (cal. 35) pour la défense contre les gros animaux. À porter moi-même. 200 cartouches.

Un fusil léger (cal. 225) pour pourvoir à la nourriture. À faire porter par le jeune garçon. 500 cartouches.

Une carabine (cal. 20) pour le petit gibier à poil et à plume. Porté par la mule de tête. 160 charges.

Un carton (200 boîtes) d’allumettes.

Farine (20 kg).

Levure.

Thé (local) : 1 kg.

Sucre (5 kg).

Sel (5 kg).

Ustensiles de cuisine.

Multi vitamines.

Trousse de première urgence.

Tente, avec nécessaire de réparation et cordeau et piquets supplémentaires.

Deux sacs de couchage.

Bâche à utiliser comme tapis de sol.

Paire de bottes de rechange (pour moi).

Vêtements, nécessaire de rasage, etc.

Une caisse de livres — certains amenés de la Terre, la plupart achetés à Roncevaux.

Magnétophone, caméra et appareil de photo. Pellicule. Ce registre. Stylos.

Seulement deux gourdes, mais nous serons toujours à proximité du Tempus.

C’est tout ce que je vois pour l’instant. Nul doute qu’il manquera un grand nombre de choses. La prochaine fois je saurai mieux m’organiser, mais il faut un début à tout. Lorsque j’étais étudiant à Columbia, je lisais les récits des expéditions de l’époque victorienne avec casques coloniaux et bandes molletières, et des centaines de porteurs et de défricheurs ou je ne sais pas quoi. Plein du courage de Gutenberg, je rêvais de commander une telle expédition. M’y voilà donc : pour la dernière fois je dors sous un toit. Demain c’est le départ : trois mules, le jeune garçon (en haillons) et moi (pantalon de toile bleue et chemise de sport de chez Culot). Au moins, je n’aurai pas à redouter une mutinerie parmi mes porteurs, à moins qu’une mule ne lance un mauvais coup de sabot ou que le gosse ne m’égorge pendant mon sommeil !

6 avril. Notre première nuit dehors. Je suis devant notre petit feu de camp, sur lequel le gosse a fait cuire notre dîner. C’est un cuistot de premier ordre (délicieuse découverte), mais avare de bois pour le feu, comme le sont tous les broussards d’après mes lectures. Je crois que je le trouverais sympathique s’il n’avait pas cette espèce de lueur sournoise dans ses grands yeux.

Il s’est déjà endormi, mais j’ai l’intention de veiller un peu pour faire le compte rendu de cette première journée et contempler les étoiles étrangères. Il m’a indiqué les constellations, et j’ai l’impression que je connais mieux le ciel de Sainte-Anne que je n’ai jamais connu celui de la Terre — ce qui n’était pas difficile. Quoi qu’il en soit, le gosse prétend qu’il connaît tous les noms saint-annois, et bien qu’il y ait de fortes chances pour que ce soient de simples inventions de son père, je vais les noter ici en espérant en avoir une confirmation indépendante plus tard.

Il y a les Mille tentacules et le Poisson (une nébuleuse qui paraît vouloir attraper une étoile brillante isolée), la Femme à la chevelure de flammes, le Lézard qui combat (le soleil de la Terre étant l’une des étoiles de la queue du lézard), et les Enfants de l’ombre. Je ne trouve plus les Enfants de l’ombre maintenant, mais le gosse me les a montrés tout à l’heure : deux paires d’yeux brillants. Il y en a d’autres, mais je les ai déjà oubliées. Il faudra que j’enregistre ces conversations avec lui.

Mais reprenons au commencement. Nous sommes partis de bonne heure ce matin. Le gosse m’a aidé à charger les mules, ou plutôt, c’est moi qui l’ai aidé. Il est très fort avec les cordes. Il fait des nœuds larges et compliqués qui paraissent tenir bon jusqu’au moment où il les défait au simple contact de sa main. Son père est venu nous dire adieu (ce qui m’a surpris), et j’ai eu droit à un grand discours destiné à me soutirer encore un peu plus d’argent à titre de compensation pour l’absence du jeune garçon. Finalement, je lui ai donné une pièce pour que ça me porte chance.

Les mules vont bon train, ce sont des animaux qui paraissent robustes et pas plus vicieux qu’on ne peut raisonnablement s’y attendre. Elles sont plus grosses que des chevaux et beaucoup plus fortes, leur tête est plus longue que mon bras et elles ont de grandes dents jaunes qui apparaissent lorsqu’elles retroussent leurs lèvres pour grignoter un chardon au bord de la route. Il y en a deux grises et une noire. Le gosse les a entravées quand nous avons fait halte, et on les entend maintenant dans tout le camp. De temps à autre, on voit la fumée de leur haleine qui flotte comme un esprit pâle dans l’air froid.

7 avril. Je croyais hier que nous avions bel et bien commencé notre voyage, mais je me rends compte maintenant que nous étions encore dans la zone défrichée — ou tout au moins semi-défrichée — qui entoure Frenchman’s Landing, et que nous aurions pu presque certainement, si nous avions gravi l’une des petites éminences à proximité de notre camp d’hier soir, apercevoir les lumières d’une ferme. Ce matin, nous avons même traversé un minuscule village de pionniers que le gosse appelle « Frogtown{De frog, grenouille, allusion aux Français. N.d.T.} », nom que les habitants, je suppose, ne doivent pas tellement trouver recommandable. Je lui ai demandé s’il ne se sentait pas honteux d’utiliser un nom pareil alors qu’il est lui-même de descendance française, mais il me répondit avec un grand sérieux que non, que son sang appartenait à moitié au Peuple libre (c’est ainsi qu’il désignait les Saint-Annois), et que c’était vers là que ses affinités portaient. En somme, il croit son père, bien qu’il soit sans doute la seule personne au monde à le faire. Et pourtant, il ne manque pas d’intelligence. Telle est la force de l’influence des parents.

Une fois franchie Frogtown, le chemin disparut purement et simplement. Nous étions arrivés à la limite de « derrière l’au-delà », et les mules le sentirent tout de suite, devenant moins têtues et plus craintives, en un mot devenant un peu moins comme des hommes et un peu plus comme des animaux. Nous coupons maintenant vers l’est en même temps que vers le nord, traçant une longue diagonale vers la rivière au lieu de la rejoindre directement. De cette façon, nous espérons éviter les prairies marécageuses le plus possible (je les ai assez explorées avec le vieux clochard pour ne plus avoir envie d’essayer de les traverser avec mes mules !) et nous contenter des petits cours d’eau qui s’y jettent à intervalles raisonnables pour satisfaire nos besoins en eau. De toute manière, le Tempus, dit-on, est trop saumâtre pour être potable jusqu’à une assez grande distance de la côte.