J’aurais dû mentionner hier (mais j’ai oublié de le faire) que lorsque nous avons dressé la tente, je me suis aperçu que nous n’avions emporté ni hache ni maillet pour enfoncer les piquets. Je le fis remarquer au gosse, qui se contenta de sourire et d’arranger les choses en les enfonçant avec une pierre. Il trouve des quantités de bois mort pour faire le feu, et il le brise sur son genou avec une force surprenante. Pour faire le feu, il édifie une espèce d’abri ou de tonnelle de brindilles qu’il remplit de feuilles et d’herbe sèche, et cela en moins de temps qu’il ne m’en a fallu déjà pour l’écrire. Il me demande toujours (c’est-à-dire, en fait, hier soir et ce soir) de l’allumer, car il considère apparemment ce geste comme une haute fonction qui ne saurait être accomplie que par le chef de l’expédition. Je suppose qu’un feu de camp doit avoir quelque chose de sacré, si les préceptes de Dieu ont encore cours si loin de la Terre. C’est peut-être pour ne pas nous écraser sous le poids du divin mystère qu’il alimente si peu le nôtre, au point que c’est pour moi une véritable prouesse qu’il arrive à faire cuire nos aliments dessus. Même ainsi, il trouve le moyen de se brûler régulièrement les doigts, et je le vois avec amusement les porter à sa bouche comme un enfant et sauter à cloche-pied autour du feu en murmurant des imprécations.
8 avril. Le gosse est le plus mauvais tireur que j’aie jamais vu. C’est presque l’unique chose qu’il est incapable de bien faire. Je lui ai fait porter le fusil léger, mais après l’avoir vu tirer je le lui ai retiré au bout de trois jours. Sa conception semble être de pointer l’arme dans la direction générale de n’importe quel animal que je lui indique, et de presser sur la détente après avoir fermé les yeux. Je crois honnêtement qu’au fond de son cœur (s’il en a un) il est persuadé que c’est le bruit qui tue. Jusqu’à présent, tout le gibier que nous avons mangé a été tué par moi, soit que je lui arrache son fusil après son premier coup pour viser (à la volée) l’animal qu’il avait raté avant qu’il ne soit hors de vue, soit que j’utilise le gros fusil que je porte, ce qui est une perte de munitions coûteuses aussi bien que de viande.
D’un autre côté, le gosse (je ne sais vraiment pas pourquoi je l’appelle ainsi, excepté que c’est le nom que lui donnait son père ; c’est presque un homme, et à bien y penser il n’a que huit ou neuf ans, physiologiquement tout au moins, de moins que moi) a le meilleur œil pour le gibier blessé que je connaisse. Il est meilleur qu’un très bon chien, à la fois pour trouver et pour rapporter — ce qui n’est pas une mince qualité — et il a souvent voyagé « derrière l’au-delà », bien qu’il n’ait jamais remonté la rivière jusqu’à la caverne sacrée (et non pas mythique, j’espère) que nous cherchons. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il ait passé de longues périodes dans les terres incultes avec sa mère. J’ai eu l’impression que celle-ci n’appréciait pas tellement le genre d’existence qu’elle menait à Frenchman’s Landing, et je ne peux pas dire que je l’en blâme. Mais pour en revenir au gibier, avec le flair du gosse et mon coup de fusil, je ne pense pas que nous manquerons de viande fraîche.
Qu’y a-t-il eu d’autre aujourd’hui ? Ah, oui, le chat. Il y en a un qui nous suit, apparemment depuis Frogtown au moins. Je l’ai aperçu aujourd’hui vers midi, et pendant un instant (le miroitement du soleil renforçant le caractère trompeur et irréel des distances sous le ciel sombre) j’ai cru qu’il s’agissait d’un tigre-tue. La balle est passée trop haut, naturellement, et quand je l’ai vue soulever la poussière la perspective est soudain redevenue normale. Mes arbres étaient des buissons, et la distance que j’avais évaluée à deux cent cinquante mètres au moins faisait en réalité moins d’un tiers, tandis que mon « tigre-tue » était ramené à la taille d’un gros chat domestique de race terrienne, sans doute échappé de l’une des fermes. Il semble nous suivre délibérément, gardant toujours entre lui et nous une distance de quatre à cinq cents mètres. Cet après-midi, je lui ai tiré deux ou trois cartouches à longue portée, ce qui a tellement bouleversé le gosse que j’ai aussitôt regretté mes intentions félicides pour lui dire que s’il réussissait à attirer l’animal au camp, il pourrait le garder comme compagnon. Je suppose qu’il nous suit pour manger les restes de nourriture que nous laissons derrière nous. Demain, il en aura à satiété. J’ai tué un daim ce matin.
10 avril. Deux jours de marche ininterrompue pendant lesquels nous avons rencontré beaucoup de gibier, mais aucune trace de rescapés saint-annois. Nous avons traversé trois petits affluents du Tempus que le gosse appelle le Serpent jaune, la Fille qui court et la Fin des jours, mais qui d’après ma carte sont le Ruisseau des cinquante bornes, la rivière Johnson et la Rougette. Aucun problème pour les franchir. Les deux premiers étaient guéables là où nous sommes arrivés, et la Rougette (qui teinta mes bottes, les jambes du gosse et les mules), à quelques centaines de mètres en amont. Je pense être en vue du Tempus (que le gosse appelle simplement « la Rivière ») demain après-midi, et il m’affirme que la caverne sacrée doit se trouver beaucoup plus haut. En fait, dit-il, jusqu’à présent les berges de la rivière que nous avons passées sont beaucoup trop meubles pour pouvoir contenir une caverne.
Il m’est venu à l’idée que si le gosse a vécu (comme il le prétend) une bonne partie de son existence dans l’arrière-pays sauvage, il pourrait être — malgré l’influence corruptrice de son père et sa conviction d’être en partie d’origine saint-annoise — une excellente source d’information. J’ai enregistré un premier entretien, mais comme je m’efforce de le faire chaque fois que je tombe sur des matériaux intéressants, je le retranscris dans ce journal.
Moi : « Tu m’as dit que ta mère et toi vous avez souvent vécu, particulièrement le printemps et l’été, “derrière l’au-delà”. D’après certaines informations que je possède, les enfants saint-annois venaient souvent jouer, il y a une cinquantaine d’années de cela, avec les enfants humains des fermes les plus reculées. Est-ce que quelque chose de semblable t’est jamais arrivé ? As-tu eu l’occasion de voir quelqu’un d’autre que toi ou ta mère dans ces parages ? Après tout, cela fait quatre jours que nous marchons et nous n’avons pas rencontré âme qui vive. »
V. R. T. : « Nous rencontrions beaucoup d’âmes presque chaque jour. Un grand nombre d’animaux et d’oiseaux ; des arbres qui étaient vivants, exactement comme toi et moi nous avons voyagé, comme tu dis, pendant ces quatre jours. Mais nous ne sommes pas encore arrivés derrière l’au-delà où l’on voit les dieux flotter sur la rivière sur des troncs d’arbres, et où les arbres voyagent. Les dieux ont de petites et grandes têtes, et des fleurs d’hydrangée dans leurs cheveux. Il y a aussi les hommes-élans, dont la tête, les cheveux, la barbe et les bras et aussi le corps étaient semblables à ceux des hommes, mais dont les jambes étaient le corps de l’élan rouge, de sorte qu’ils s’accouplaient avec les femmes-élans une fois comme les animaux et une fois comme les hommes, et ils se battaient en bramant tout le printemps durant sur le flanc des collines. Puis, quand l’oiseau-siffleur remontait du Sud, ils étaient de nouveaux amis et allaient bras dessus, bras dessous voler les œufs de l’épinier ou me lancer des pierres. Et les Enfants de l’ombre, naturellement, venaient chaparder le soir ; ils chevauchaient les bulles et l’écume des ruisseaux, et ma mère — c’était quand j’étais tout petit — ne me laissait pas sortir de sous ses cheveux, après le coucher du soleil. Mais quand je fus plus grand, je pris l’habitude de sortir pour les mettre en fuite par mes cris. Ils croient toujours qu’ils vont vous encercler et se précipiter sur vous pour vous mordre. Mais si vous vous retournez rapidement et si vous vous mettez à crier, ils ne le font jamais. Ils ne sont jamais aussi nombreux qu’ils le pensent, parce que certains n’existent que dans l’esprit des autres, et au moment de se battre ils se fondent les uns dans les autres et restent tout seuls. »