Moi : « Pourquoi n’avons-nous vu aucune de ces choses étranges ? »
V. R. T. : « Moi, si. »
Moi : « Qu’est-ce que tu as donc vu ? Je veux dire, pendant que tu étais avec moi. »
V. R. T. : « Des oiseaux, des animaux, des arbres vivants et les Enfants de l’ombre. »
Moi : « Tu veux parler des étoiles. Si jamais tu vois quelque chose d’extraordinaire, tu me le diras, veux-tu ? »
V. R. T. : (Il acquiesce.)
Moi : « Tu es un garçon étrange. Vas-tu quelquefois à l’école quand tu es avec ton père à Frenchman’s Landing ? »
V. R. T. : « Quelquefois. »
Moi : « Tu es presque un homme maintenant. As-tu songé à ce que tu veux faire dans quelques années ? »
V. R. T. : (Il se met à pleurer.)
Ma dernière question n’a pas reçu de réponse. Il a éclaté en sanglots, et je me suis trouvé si embarrassé qu’après avoir passé mon bras autour de son épaule pendant quelques instants, je me suis retiré pour le laisser pleurer pendant une demi-heure ou plus et aller arpenter les broussailles, où d’énormes vers lumineux mais de la couleur livide des lèvres d’un mort se tortillent sous vos pas la nuit. J’avoue que ma question était misérablement stupide. Que pourrait-il faire, avec un père clochard et le semblant d’éducation qu’il a ? Il est vrai qu’il lit couramment — il m’a emprunté quelques livres d’anthropologie, et lorsque je lui ai posé quelques questions j’ai obtenu de meilleures réponses que je n’en aurais attendu de la part d’un étudiant de niveau moyen. Mais son écriture est très pauvre, comme je l’ai constaté en parcourant un de ses vieux cahiers d’écolier (faisant partie des rares affaires personnelles qu’il a emportées avec lui).
11 avril. Une journée fertile en événements. Voyons si je peux me débarrasser de ma sale habitude de revenir sans cesse en arrière et décrire ce qui s’est passé dans l’ordre. Quand je suis rentré au camp la nuit dernière (je vois en relisant mes notes d’hier que je me suis laissé vagabondant dans la brousse), j’ai trouvé le gosse endormi dans son sac de couchage. J’ai mis un peu de bois sur le feu, j’ai réécouté la bande et j’ai écrit la dernière page du journal. Puis je suis rentré me coucher sous la tente. Environ une heure avant l’aube, nous avons été réveillés par une grande agitation chez les mules. Nous sommes sortis en courant pour voir ce qui se passait, moi avec une torche électrique et mon gros fusil, et le gosse avec deux brandons qu’il avait pris dans le feu. Nous n’avons rien vu, mais nous avons senti une odeur de pourriture infecte et entendu le bruit d’un gros animal (je ne pensais vraiment pas que ce pouvait être une mule) qui s’enfuyait. Les mules, quand nous les retrouvâmes, étaient couvertes d’écume, et l’une d’entre elles avait brisé son entrave. Heureusement, elle n’était pas allée très loin et dès que le jour se leva le gosse put la rattraper, bien qu’il lui ait fallu presque une heure pour cela. Les deux qui étaient restées avec nous semblaient heureuses de nous demander la protection due aux animaux domestiques.
Après avoir battu les buissons suffisamment longtemps pour décider qu’il n’y avait plus rien à trouver, il n’était plus question de se recoucher. Nous pliâmes la tente, chargeâmes les mules et, sur mon insistance, passâmes une heure à revenir sur les traces de la journée précédente pour voir si nous ne pouvions pas retrouver les empreintes d’un gros animal prédateur. Nous aperçûmes le chat (qui s’enhardissait de plus en plus maintenant que j’avais renoncé à lui tirer dessus) et nous trouvâmes les empreintes d’un animal que le gosse appelle un renard de feu et qui, d’après mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne, doit être selon toute probabilité le fennec d’Hutchesson, une créature qui évoque le renard ou le coyote, avec d’immenses oreilles et un goût prononcé pour la volaille ou la charogne.
Après ce petit interlude qui nous a fait perdre du temps, nous avons progressé un peu plus rapidement et une heure environ avant le milieu du jour, j’ai réussi mon plus beau coup de fusil jusqu’ici. Une énorme brute qui ne figure pas dans le Guide pratique et qui ressemble un peu au Karbau asiatique de la Terre. Un seul coup dans la tête avec le gros fusil. J’ai mesuré la distance après que l’animal fut tombé, et elle était de trois cents mètres !
Naturellement, j’étais fier comme tout et j’ai soigneusement examiné le résultat de mon tir, qui avait touché la brute juste derrière l’oreille. Même à cet endroit, le crâne était si massif que la balle n’avait pas pu pénétrer complètement. De sorte qu’il ne devait pas encore être tout à fait mort pendant que j’avais mesuré la distance. Il semblait y avoir eu un épanchement important de liquide lacrymal qui avait laissé de grandes coulées humides dans la terre au-dessous de chaque œil. Je soulevai une paupière après avoir examiné la blessure, et je constatai qu’il y avait une double pupille, comme chez certains poissons de la Terre. La partie inférieure de l’œil frémit légèrement quand je la touchai avec mon doigt, ce qui indiquait que toute vie n’avait peut-être pas encore disparu même à ce moment-là. Les doubles pupilles ne paraissent pas représenter un trait caractéristique de la faune locale, aussi je suppose qu’il s’agit d’un phénomène d’adaptation causé par le mode de vie principalement aquatique de l’animal.
J’aurais vivement désiré faire naturaliser la tête, mais c’était évidemment hors de question. Déjà ainsi, le gosse était au bord des larmes (ses grands yeux sont d’un vert étonnant) à l’idée que j’allais charger toute la bête, qui devait bien peser quatre-vingts kilos, sur les mules, et commençait à m’expliquer qu’on ne pouvait pas leur demander de prendre une telle charge supplémentaire. Finalement, je réussis à le convaincre que j’avais l’intention d’abandonner les entrailles, la tête (comme je regrettais mon trophée !), la peau et les sabots et que nous n’emporterions, en fait, que les meilleurs morceaux de viande. Les mules manifestèrent quand même leur mécontentement devant le poids supplémentaire et l’odeur du sang, et nous eûmes plus de mal avec elles que je ne l’avais imaginé.
Une heure environ après nous être remis en route, nous atteignîmes le bord du Tempus. C’était un fleuve très différent de celui que le gosse m’avait montré quand nous avions visité avec son père le « temple » saint-annois. Là-bas, il faisait plus d’un kilomètre et demi de large, ses eaux étaient saumâtres et il n’y avait presque pas de courant. L’embouchure elle-même n’était pas un fleuve unique, mais une série de ramifications méandreuses qui étiraient paresseusement leur cours au milieu de la boue et des roseaux. Ici, ce n’est plus du tout la même chose : l’eau n’a plus cette couleur jaune, et le courant est si rapide qu’il emporte un bout de bois en quelques secondes.