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Nous avons laissé les prairies marécageuses entièrement derrière nous. C’est un nouveau Tempus, vif et limpide, qui court parmi les collines ondoyantes couvertes d’herbe émeraude et parsemées d’arbres et de bosquets. Je comprends maintenant pourquoi le projet que j’avais formé à l’origine de remonter le fleuve en bateau était — comme tout le monde me l’avait dit à Frenchman’s Landing — totalement impraticable, malgré les avantages qu’il aurait présentés pour la recherche d’une caverne le long des berges. Non seulement le courant est si vif que nous aurions épuisé tout notre carburant rien que pour lutter contre lui, mais tout indique qu’il doit y avoir des rapides et des chutes d’eau un peu plus en amont. Un hovercraft aurait sans doute été idéal, mais avec les capacités industrielles réduites qu’il y a ici, je ne pense pas qu’il en existe plus de deux douzaines sur toute la planète, et encore sont-ils (inévitablement) la prérogative sacrée des militaires.

Je ne me plains pas, cependant ; avec un hovercraft, nous aurions peut-être déjà trouvé la caverne, mais quelle chance aurions-nous d’entrer en contact avec d’éventuels groupes survivants de Saint-Annois ? Notre petite et, je l’espère, rassurante expédition, qui se déplace lentement et vit sur le pays, a beaucoup plus de facilités pour établir un tel contact.

De plus, je dois l’avouer, ce n’est pas déplaisant du tout. Après avoir trouvé le fleuve et remonté son cours sur un peu moins de deux kilomètres, le gosse manifesta de grands signes d’excitation et déclara que nous avions atteint un endroit important où il était venu souvent avec sa mère. Je ne voyais rien de particulièrement marquant : un léger coude surplombé par quelques arbres (assez grands), et un rocher à la forme bizarre, mais il répéta à plusieurs reprises que c’était un site d’une beauté particulière, et me montra comme le rocher était confortable : on pouvait s’y asseoir ou s’y allonger dans des positions très diverses, et les arbres formaient une protection contre le soleil, la pluie ou même la neige, qui restait accrochée aux branchages l’hiver pour former une sorte de toit. Il y avait des trous d’eau profonds au pied du rocher, dans lesquels on trouvait du poisson, des moules et des escargots comestibles (toujours sa mère française !) le long du bord. En bref, c’était un véritable jardin fertile. Après l’avoir écouté parler de cette façon pendant quelques minutes, je me rendis compte qu’il considère la nature — ou tout au moins certains endroits privilégiés comme celui-ci — de la même manière que la plupart des gens sont habitués à considérer une maison ou un appartement, ce qui est une drôle d’idée. Je voulais être seul de toute façon ; aussi, je décidai d’abonder dans le sens de son enthousiasme bénin, et je l’envoyai en avant avec les mules en déclarant que je voulais rester contempler les beautés du merveilleux endroit qu’il m’avait révélé. Il se montra ravi, et quelques minutes plus tard, je restai aussi seul qu’il a jamais été donné de l’être à quelqu’un qui est né sur la Terre, avec le vent et le soleil et le murmure des grands arbres aux racines plongées dans l’eau pour seuls compagnons.

J’oubliais le chat qui nous suit à distance et que je chassai à coups de cailloux sur la piste des mules.

Cela me laissa le temps de méditer sur tout. Sur l’animal que j’avais tué ce matin (et qui ferait certainement un trophée d’une valeur inappréciable si j’avais les moyens de ramener son crâne à la civilisation), et sur l’expédition. Ce n’est pas que je ne désire pas autant qu’avant de démontrer que les Saint-Annois n’ont pas encore tout à fait disparu, et retrouver le plus possible de leurs coutumes et de leurs traditions avant qu’elles disparaissent à tout jamais de la connaissance de l’humanité. Je voudrais y parvenir, mais pour des raisons entièrement nouvelles. Quand je suis arrivé ici, sur Sainte-Anne, tout ce qui m’intéressait vraiment c’était d’acquérir par mes travaux sur le terrain une réputation suffisante pour obtenir un poste convenable dans une faculté de la Terre. Maintenant, je sais que l’expérience sur le terrain peut être, et devrait être, une fin en soi ; que ces vieux professeurs distingués dont j’enviais le renom ne cherchaient pas (comme je le croyais) à retourner sur le terrain — même s’il s’agissait de la pauvre et sempiternelle Mélanésie — pour renforcer leur dignité académique, mais plutôt qu’ils se servaient de leur statut pour étayer leurs travaux sur le terrain. Et comme ils avaient raison ! Chacun de nous trouve sa voie, sa place dans l’univers. C’est la vie ; c’est la science, ou quelque chose de mieux que la science.

Lorsque je rattrapai le gosse, il avait déjà établi le campement (plus tôt que d’habitude). J’ai l’impression qu’il s’inquiétait pour moi. Cette nuit, il essaya de faire sécher une partie de la viande du karbau pour la conserver, bien que je lui aie répété que nous jetterions simplement ce qui s’altérera avant que nous ayons le temps de le manger.

J’avais oublié de dire que j’ai tué deux daims en rattrapant le gosse.

L’officier posa le registre relié de toile et, au bout d’un moment, se leva et s’étira. Un oiseau s’était fourvoyé dans la pièce, et il l’aperçut pour la première fois, perché silencieux et terrorisé sur le cadre d’un tableau accroché à bonne hauteur sur le mur opposé à l’entrée. Il cria pour le faire fuir, et comme il ne bougeait pas, essaya de le frapper avec un balai que l’esclave avait laissé appuyé contre un coin. L’oiseau s’envola, mais au lieu de s’enfuir par la porte ouverte, heurta le linteau, tomba à demi assommé sur le sol, puis voleta lourdement devant le nez de l’officier, dont il effleura la joue avec l’une des plumes noires de son aile, pour regagner le cadre qui lui servait de perchoir. L’officier proféra un juron et se rassit, saisissant au hasard une poignée de feuillets, eux au moins décemment couverts d’une nette écriture de bureaucrate.

Il me faudrait un avocat. La question ne fait aucun doute. En plus de celui que le tribunal nommera d’office. Je suis certain que l’université m’avancera les frais d’honoraires d’un avocat privé, et je vais demander qu’on contacte le recteur.

Il semble que les points suivants se dégagent de cette affaire, et je vais les noter ici pour essayer d’en discuter les interprétations possibles, ce qui me préparera pour le procès.

Tout d’abord, il y a la question de concept de culpabilité, qui est au centre de toute procédure criminelle. Ce concept est-il universellement valable ?

S’il n’est pas universellement valable, il doit exister certaines catégories de personnes qui en aucun cas ne peuvent être punies pour des raisons de culpabilité, et un minimum de réflexion suffit à me convaincre de la réalité de l’existence de telles catégories : les enfants, par exemple, ou les faibles d’esprit, les riches, les aliénés, l’entourage immédiat des personnes de statut élevé, ces personnes elles-mêmes, et ainsi de suite.

La question suivante, Votre Honneur, est de savoir si moi-même, l’accusé, je n’appartiens pas à une (ou plusieurs) des catégories exemptées. Il ne fait aucun doute pour moi que je fais partie de toutes les catégories que je viens de citer, mais je me contenterai, pour épargner le temps précieux de cette cour, d’en examiner deux : Je suis exempt parce que je suis un enfant, et je suis exempt parce que je suis un animal. C’est-à-dire, parce que j’appartiens à la première et à la cinquième des catégories que vous venez d’approuver.