Ce qui nous conduit à notre troisième question : Que signifie (en fonction des catégories exemptes déjà citées) la désignation : « enfant » ? Il est clair que nous devons écarter dès le début la simple question d’âge. Que pourrait-il y avoir de plus absurde que de supposer un accusé innocent, même s’il a commis un acte abominable, le mardi, mais coupable s’il l’a commis le mercredi ? Non, non, Votre Honneur, bien que je n’aie moi-même que quelques années de plus que vingt ans, j’avoue que penser de cette façon c’est ouvrir la porte à un carnaval de mort juste avant l’accession de chaque jeune homme et de chaque jeune femme à l’âge que vous aurez choisi comme étant l’âge critique. Et on ne peut pas non plus fonder le concept d’enfance sur des critères subjectifs et internes, car il serait bien difficile de déterminer si ces critères internes existent ou non. Non. Le statut d’enfant doit être établi par la manière dont la société elle-même a traité l’individu. Dans mon cas présent :
Je ne possède aucune propriété foncière, et je n’en ai jamais possédé.
Je n’ai jamais pris part, pas même comme témoin, à aucun contrat ayant force légale.
Je n’ai jamais été appelé à témoigner devant une cour de justice.
Je n’ai jamais contracté de mariage, ni adopté aucun enfant.
Je n’ai jamais occupé de situation rémunératrice sur la base du travail accompli. (Vous élevez une objection, Votre Honneur ? Vous citez mes propres déclarations sur mes liens avec Columbia ? C’est l’avocat général qui les cite ? Non, Votre Honneur, le sophisme est habile mais sans fondement. Le poste d’assistant qu’ils m’ont donné à Columbia était une sinécure manifeste destinée à me permettre de terminer mes études, et pour mon expédition sur Sainte-Anne j’ai été simplement défrayé de mes dépenses. Vous voyez ? Et qui mieux que moi pourrait vous renseigner ?)
Je suis sûr, Votre Honneur, que tous ces points — et je pourrais en citer mille autres — établissent clairement aux yeux de la cour qu’à l’époque du crime, si tant est que l’on m’accuse d’un crime, ce dont je ne suis pas sûr, j’étais un enfant ; et en vertu des mêmes arguments, je suis toujours un enfant, car je n’ai toujours accompli aucune des choses que j’ai énumérées tout à l’heure.
Quant à être un animal — et j’entends animal par opposition à un être humain — la preuve est tellement simple que vous allez peut-être rire que je me donne la peine de la présenter. Est-ce que ceux qui ont le droit d’aller en liberté dans notre société sont les animaux ? Ou bien les êtres humains ? Qui est enfermé dans des porcheries, étables, chenils, clapiers ? Laquelle des deux grandes catégories dort sur une litière jetée à même le sol ? Et laquelle sur un lit ? Laquelle vit dans des conditions d’hygiène décente et des locaux chauffés, et laquelle ne peut compter pour se réchauffer que sur sa propre haleine et pour se laver que sur sa langue ?
Je vous demande humblement pardon, Votre Honneur ; je n’avais pas l’intention d’offenser la cour.
Quarante-sept a tapé un message sur le tuyau. Vous voulez savoir ce qu’il disait ? Voilà.
CENT QUARANTE-TROIS, CENT QUARANTE-TROIS, C’EST VOUS ? ÉCOUTEZ-VOUS ? QUI EST LE NOUVEAU À VOTRE ÉTAGE ?
J’ai ajouté la ponctuation moi-même. Quarante-sept n’utilise jamais de ponctuation, et si j’ai déformé ses intentions j’espère qu’il ne m’en voudra pas. J’ai répondu :
QUEL NOUVEAU ?
J’aimerais bien avoir une pierre, ou un quelconque objet métallique comme Quarante-sept (il dit qu’il utilise la monture de ses lunettes) pour pouvoir frapper le tuyau avec. J’ai les phalanges endolories.
JE L’AI APERÇU CE MATIN PAR MA PORTE OUVERTE. VIEUX, LONGS CHEVEUX BLANCS. PLUS BAS QUE VOUS. QUELLE CELLULE ?
JE NE SAIS PAS.
Avec une pierre, je pourrais taper sur les murs de ma cellule assez fort pour être entendu de chaque côté. Pour l’instant, le prisonnier qui est à ma gauche me tape quelque chose — je ne sais pas avec quoi, mais cela fait de drôles de bruits — et il ne connaît pas le code. Le mur sur ma droite est silencieux. Peut-être qu’il n’y a personne, ou que, comme moi, il n’a rien pour pouvoir s’exprimer.
Vous raconterai-je comment j’ai été arrêté ? J’étais très fatigué. J’étais allé à la Cave Canem, et le résultat c’est que j’avais veillé très tard. Il était presque quatre heures. À midi, j’avais rendez-vous avec le président, et j’étais certain qu’il allait me nommer officiellement à la tête d’un département, avec des conditions très favorables. J’avais l’intention de dormir un peu, et je laissai un mot pour Mme Duclose, ma logeuse, où je lui demandais de me réveiller à dix heures.
Quarante-sept tape :
CENT QUARANTE-TROIS, ÊTES-VOUS DROIT COMMUN OU POLITIQUE ?
POLITIQUE (j’ai envie d’entendre sa réponse).
QUEL CÔTÉ ?
ET VOUS ?
POLITIQUE.
QUEL CÔTÉ ?
CENT QUARANTE-TROIS. C’EST RIDICULE. VOUS AVEZ PEUR DE RÉPONDRE À MA QUESTION ? QUE PEUVENT-ILS FAIRE DE PLUS ? VOUS ÊTES DÉJÀ ICI.
POURQUOI VOUS FERAIS-JE CONFIANCE SI VOUS NE ME FAITES PAS CONFIANCE ? C’EST VOUS QUI AVEZ COMMENCÉ. (J’ai mal aux phalanges.)
LE CINQ SEPTEMBRE.
QUAND J’AURAI PIERRE. MAL AUX DOIGTS.
LÂCHE (Quarante-sept fait trembler le tuyau. Il va casser ses lunettes.)
Où en étais-je ? Oui, mon arrestation. Toute la maison était calme. Je croyais que c’était parce qu’il était tard, mais je me rends compte maintenant que tout le monde devait être réveillé, attendant mon retour, sachant qu’ils étaient là dans ma chambre, osant à peine respirer. Mme Duclose devait se faire du souci pour le grand miroir doré de ma chambre, auquel elle m’a demandé à plusieurs reprises de faire attention. (J’ai constaté que les miroirs, les vrais, ceux qui sont en verre argenté et pas les bouts de métal polis, sont hors de prix à Port-Mimizon.) Ainsi, personne ne ronflait, ni ne titubait dans le couloir pour aller aux toilettes, et aucun soupir de passion étouffée ne filtrait de la chambre de Mlle Étienne, où elle entretenait sa flamme avec un cierge et les fruits de son imagination.
Mais je ne remarquai rien. Je griffonnai mon mot (certains trouvent mon écriture exécrable, mais je ne suis pas de cet avis ; quand j’aurai ma nomination, si j’ai des cours à faire, je laisserai écrire les étudiants au tableau noir pour moi, ou je distribuerai des feuillets polycopiés à l’encre violette sur du papier jaune) à l’intention de Mme Duclose et je montai me mettre au lit, croyais-je.
Ils n’étaient pas très discrets. Ils avaient allumé la lumière dans ma chambre, et je vis un rai de clarté filtrer par-dessous la porte. Il est facile d’imaginer que si j’avais commis un crime, j’aurais eu le temps de rebrousser chemin sur la pointe des pieds et de m’enfuir. Mais je pensai seulement qu’on avait apporté une lettre ou un message pour moi — peut-être le recteur de l’université, ou le patron de la maison close, la « Cave Canem », qui m’avait demandé mon aide au début de la soirée parce qu’il avait un problème avec son « fils » ; et je décidai que si c’était lui, j’attendrais le lendemain soir pour répondre car j’étais très fatigué et j’avais bu assez de brandy pour me sentir inefficace et incapable d’enfiler ma clé dans la serrure sans tâtonner.