C’est alors que je découvris que la porte n’était pas verrouillée. Il y avait trois hommes qui m’attendaient assis à l’intérieur. Deux étaient en uniforme, et le troisième portait un complet sombre qui jadis avait dû être de bonne qualité, mais qui était maintenant râpé et taché de graisse. De plus, il était un peu trop serré pour lui, ce qui le faisait ressembler au valet d’un avare. Il était assis dans mon fauteuil préféré, avec un bras passé négligemment sur le dossier et la petite lampe au globe orné de roses et à l’abat-jour à franges à hauteur de son coude, comme s’il avait été en train de lire. Le miroir de Mme Duclose était juste derrière lui, et je vis qu’il portait ses cheveux courts sur sa nuque et qu’il avait une balafre sur la tête, comme s’il avait été torturé ou opéré du cerveau, ou comme s’il s’était battu avec quelqu’un armé d’un instrument tranchant. Par-dessus son épaule, je m’apercevais, coiffé du haut-de-forme que j’avais acheté ici après mon arrivée à Port-Mimizon, avec mon visage étonné et ma grande cape.
L’un des deux hommes en uniforme se leva à mon entrée et referma la porte derrière moi en mettant le verrou de nuit. Il portait une vareuse grise et un pantalon gris, un képi et un large ceinturon de cuir marron où un énorme revolver à l’air archaïque pendait dans son étui. Quand il se rassit à sa place, je remarquai que ses chaussures étaient des chaussures de civils ordinaires, de qualité médiocre et passablement usées. Le second homme en uniforme me dit :
« Vous pouvez ôter votre chapeau et votre cape si vous le désirez. »
« Naturellement », répondis-je, et je les pendis, comme d’habitude, aux patères derrière la porte.
« Nous allons être obligés de vous fouiller », ajouta le même personnage, qui portait une veste courte de toile kaki avec un grand nombre de poches, et un pantalon kaki serré avec un élastique aux chevilles, comme si une partie de ses fonctions consistait à monter à bicyclette. « Nous pouvons utiliser deux méthodes, selon vos préférences : ou bien vous vous déshabillez, si vous voulez, et nous fouillerons vos vêtements puis vous pourrez vous rhabiller — mais vous devrez le faire devant nous, de manière à ne pas pouvoir dissimuler quoi que ce soit — ou bien nous vous fouillerons tel que vous êtes, ici même. Quelle solution préférez-vous ? »
Je leur demandai si j’étais en état d’arrestation et s’ils étaient de la police. L’homme assis dans le fauteuil en dentelle répondit :
« Non, professeur, certainement pas. »
« Je ne suis pas professeur, du moins pas encore pour autant que je le sache. Si je ne suis pas en état d’arrestation, pourquoi voulez-vous me fouiller ? De quoi m’accuse-t-on ? »
Celui qui avait refermé la porte répondit : « Nous devons vous fouiller pour voir si nous avons une raison de vous arrêter », et regarda l’homme au complet sombre comme s’il attendait une confirmation. Le second homme en uniforme ajouta :
« Vous avez le choix. Comment voulez-vous être fouillé ? »
« Et si je refuse de me soumettre ? »
« Alors, nous vous conduirons à la citadelle », dit l’homme en civil. « Ils vous fouilleront là-bas. »
« Vous voulez dire que vous m’arrêteriez ? »
« Monsieur… »
« Je ne suis pas français. Je suis originaire d’Amérique du Nord, sur la Terre. »
« Professeur, je vous le conseille — en ami —, ne nous forcez pas à vous arrêter. C’est très grave, ici, de se faire arrêter ; mais il est tout à fait possible d’être fouillé, interrogé, même — le cas échéant — retenu quelque temps… »
« Ou peut-être jugé et exécuté », termina pour lui l’homme à la veste kaki.
« … sans avoir été arrêté. Ne nous obligez pas, je vous en conjure, à le faire. »
« Mais il faut que je sois fouillé. »
« Oui », répondirent à la fois les deux hommes en uniforme.
« Dans ce cas, je préfère rester comme je suis, sans me déshabiller. »
Les deux hommes échangèrent un regard, comme si ce que je venais de dire était significatif. L’homme au complet sombre paraissait s’ennuyer et reprit le livre qu’il lisait, et qui m’appartenait, remarquai-je : le Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne.
L’homme au ceinturon s’approcha de moi, un peu gêné, pour me fouiller, et je remarquai pour la première fois que son uniforme était celui de la Compagnie des transports urbains.
« Vous êtes un cocher de fiacre, n’est-ce pas ? » lui dis-je. « Pourquoi portez-vous ce revolver ? »
L’homme au complet sombre répondit à sa place :
« Parce que c’est son devoir de le porter. Je pourrais vous demander également pourquoi vous êtes armé. »
« Je ne le suis pas. »
« Au contraire. Je viens d’examiner ce livre qui vous appartient. Il y a des séries de chiffres écrites au crayon sur les pages de garde. Regardez. Pouvez-vous m’expliquer ce que c’est ? »
« C’est un ancien propriétaire du livre qui a dû faire cela. Je n’ai aucune idée de ce à quoi ça correspond. M’accuseriez-vous d’être une sorte d’espion ? Si vous les regardez bien, vous verrez que les inscriptions sont presque aussi vieilles que le livre lui-même, et à demi effacées. »
« Ce sont des chiffres intéressants. »
« Je les ai déjà vus », dis-je, tandis que l’homme à l’uniforme de la Compagnie des transports urbains me tâtait les poches. Chaque fois qu’il trouvait quelque chose — montre, argent, agenda — il le tendait avec un petit geste obséquieux à l’homme au complet sombre.
« J’ai une tournure d’esprit mathématique. »
« Quelle chance vous avez. »
« J’ai étudié ces chiffres. Ils représentent une assez bonne approximation de la section de cône qu’on appelle parabole. »
« Pour moi cela ne signifie rien. En tant qu’anthropologue, je m’intéresse davantage à la courbe normale de répartition. »
« Quelle chance vous avez », dit l’homme au complet sombre, en me rendant mon sarcasme de tout à l’heure. Il fit un signe aux deux autres, qui se rapprochèrent de lui. Pendant quelques instants, ils chuchotèrent tous les trois, je remarquai à quel point leurs visages se ressemblaient. Tous les trois avaient le menton effilé, les sourcils noirs et les yeux étroits. Ils auraient pu être frères. L’homme au complet sombre étant l’aîné et probablement le plus malin, tandis que le cocher de fiacre devait être le moins imaginatif. Mais ils formaient une même famille.
« De quoi parlez-vous ? » leur demandai-je.
« Nous parlions de vous », dit l’homme au complet sombre tandis que le cocher de fiacre quittait la chambre en refermant la porte derrière lui.
« Et que disiez-vous ? »
« Que vous êtes ignorant des lois locales, et que vous devriez avoir un avocat. »
« C’est sans doute exact. Mais je ne crois pas que c’est ce que vous étiez en train de dire. »
« Vous voyez ? Un avocat vous conseillerait de ne pas nous contredire sur ce ton. »
« Écoutez, êtes-vous de la police ? Ou du Parquet ? »
L’homme en civil se mit à rire : « Non, pas du tout. Je suis ingénieur au ministère des Travaux publics. Mon ami ici présent » — il indiqua l’homme en kaki — « est un signaleur de l’armée. Et mon autre ami, comme vous l’avez deviné, est un cocher de fiacre ».
« Dans ce cas, pourquoi venez-vous m’arrêter comme si vous apparteniez à la police ? »
« Vous voyez comme vous êtes ignorant de nos lois. Sur la Terre, d’après ce que j’ai cru comprendre, les choses ne se passent pas du tout de cette façon-là. Mais ici, tous les fonctionnaires publics forment une seule fraternité, si vous me suivez bien. Demain, mon ami le cocher de fiacre ramassera peut-être les ordures… »