Le bord de l’eau n’est pas différent, je suppose, de celui des villes fluviales similaires sur la Terre, excepté peut-être l’absence des grues géantes que l’on s’attend à voir et l’utilisation de matériaux de construction locaux en lieu et place des murs de déchets comprimés que l’on voit partout sur la Terre. Il y a une douzaine d’années, il paraît que les vieux navires à propulsion thermonucléaire venaient fréquemment se ranger le long de ces quais, mais maintenant que la planète a été équipée d’un réseau adéquat de satellites météorologiques, ils utilisent comme sur la Terre des vaisseaux plus sûrs et plus modernes.
La cabane du clochard, lorsque j’y arrivai enfin, était en fait constituée par une vieille barque renversée élevée au-dessus du sol par un assemblage de déchets de toutes sortes. Croyant encore à peine que quelqu’un pût vraiment vivre ici, je frappai sur la coque avec le manche de mon canif, et un jeune garçon aux cheveux bruns qui devait avoir quinze ou seize ans passa immédiatement la tête dehors. Quand il me vit, il passa sous le bord de la coque, mais au lieu de se relever resta sur les genoux les deux mains tendues devant lui, et se lança dans une espèce de litanie de mendiant où je discernais à peine un mot de temps en temps. Je supposai qu’il était mentalement retardé, et peut-être qu’il ne savait même pas marcher, car lorsque je m’éloignai de lui il me suivit, toujours sur ses genoux, en se traînant d’une manière agile qui semblait impliquer que c’était là son mode de locomotion habituel. Au bout d’une minute de ce manège, je lui donnai quelques pièces dans l’espoir de le calmer suffisamment pour lui poser quelques questions, mais les pièces n’avaient pas plus tôt quitté ma main que la tête d’un homme plus vieux, qui se révéla être le clochard aux cheveux roux que je recherchais, apparut de dessous la coque (d’où, j’en suis sûr, il était en train d’observer la technique de son fils).
« Soyez béni, monsieur », dit-il. « Je ne suis pas, vous le comprendrez, un chrétien, mais puisse votre générosité envers mon pauvre garçon être récompensée par Jésus, Marie et Joseph, ou bien dans l’éventualité où vous seriez protestant, monsieur, par Jésus seulement, et par Dieu le Père et aussi le Saint-Esprit. Comme mon propre peuple mille fois décimé le dirait, puissent les Montagnes vous donner leur bénédiction, et aussi la Rivière et les Arbres et l’Océan et toutes les étoiles du Ciel, sans oublier les dieux. Je parle en tant que leur chef religieux. »
Je le remerciai et, pour une raison que je suis incapable d’expliquer tout à fait, je lui tendis une de mes cartes, qu’il accepta avec un geste si élégant que je crus un instant qu’il prenait en même temps la responsabilité de me servir de témoin dans un duel ou de me prêter assistance dans une de mes intrigues amoureuses. Après l’avoir parcourue, il s’écria :
« Ah, vous êtes docteur ! Regarde, Victor, notre visiteur est docteur en philosophie ! »
Et il tint la carte un instant devant les yeux du jeune garçon, qui étaient aussi larges et aussi verts que les siens étaient petits et bleus.
« Docteur, docteur Marsch », reprit-il ; « je n’ai pas beaucoup d’éducation, comme vous le voyez, mais personne autant que moi n’a le respect du savoir et de la science. Ma maison » — il fit un geste large en direction de la coque renversée comme si c’était un palais et qu’il se trouvait à cinq cents mètres de là — « vous appartient ! Mon fils et moi nous sommes entièrement à votre disposition pour le reste de la journée — ou le reste du mois, si tel est votre désir. Et au cas où vous seriez disposé à nous honorer d’une petite gratification en échange de nos services, permettez-moi de vous assurer d’avance pour prévenir toute cause d’embarras possible que nous n’attendons pas du temple du savoir la munificence dorée du commerce triomphant. Nous n’ignorons pas cette loi naturelle bénie par laquelle l’éclat de l’homme de robe vaut plus — j’ai dit plus » (il secoua le jeune garçon d’une bourrade) — « que l’or du marchand. En quoi pouvons-nous vous servir ? »
Je lui expliquai que j’avais cru comprendre qu’il guidait parfois des touristes dans des sites avoisinants qui avaient joué un rôle important pour les Saint-Annois d’avant la découverte, et il m’invita immédiatement à entrer dans sa demeure.
Il n’y avait aucune chaise sous la coque inversée, car il n’y avait pas assez de hauteur, mais de vieux gilets de flottaison et des morceaux de toile à voile pliés faisaient office de sièges, et il y avait une minuscule table (qui aurait pu servir pour une famille japonaise) dont le dessus était à peine à deux empans de distance au-dessus de la bâche goudronnée qui recouvrait le sol. Le vieux clochard alluma une lampe — une simple mèche flottant dans une soucoupe d’huile — et me versa cérémonieusement un petit verre de rhum.
« Vous voulez visiter les lieux sacrés de mes ancêtres, les seigneurs de cette planète ! » fit-il. « Je vais vous les montrer, docteur. En fait, personne d’autre que moi n’est plus qualifié pour vous en expliquer la signification et vous permettre de vous imprégner du véritable esprit de cette époque révolue ! Mais il est déjà trop tard aujourd’hui, docteur ; la marée est en train de monter. Si vous pouviez revenir demain, vers le milieu de la matinée — surtout pas trop tard — nous parcourrons alors les prairies marécageuses aussi joyeusement qu’en gondole. Et sans aucun effort de votre part, docteur, car mon fils et moi nous manierons l’aviron et la perche et nous vous conduirons partout où vous désirerez aller. Vous verrez tout ce qu’il y a d’intéressant à voir, et vous pourrez prendre des photos. Nous poserons pour vous avec plaisir. »
Je lui demandai combien cela me coûterait. Et il cita un chiffre qui me parut raisonnable, tout en ajoutant vivement : « Rappelez-vous, docteur, que vous bénéficierez du labeur de deux hommes pendant cinq heures, et de l’usage de notre embarcation, pour une expérience tout à fait unique ! Personne d’autre que moi ne saurait vous montrer comme il faut ce que vous voulez voir. » Je me déclarai d’accord sur le prix, et il reprit : « Le déjeuner est en plus. Il nous faut à manger pour trois. Si vous désirez me confier une petite somme, je m’occuperai de l’acheter. » Puis, voyant que je fronçais les sourcils, il s’empressa d’ajouter : « Mais vous pouvez vous en charger vous-même, si vous préférez. N’oubliez pas : À manger pour trois. Une volaille, peut-être, et une bouteille de vin.
« Mais maintenant, docteur, j’ai quelques petits morceaux de choix à vous montrer. Attendez une seconde. » Il ouvrit un coffre qui se trouvait derrière lui et en sortit un plateau de fer-blanc dont la surface était couverte de feutre rouge. Sur ce plateau étaient une douzaine de pointes de projectiles, taillées ou meulées dans différentes sortes de pierres, dont plusieurs, j’en aurais mis ma main au feu, n’étaient que du verre coloré, provenant sans doute de bouteilles de whisky brisées. Elles étaient récentes, comme le montraient leurs bords acérés comme la lame d’un rasoir (les pièces authentiques, en silex ou en verre volcanique, sont toujours largement émoussées par leur séjour dans le sol) ; et d’après leurs formes fantaisistes — d’une largeur exagérée, à double ou triple barbelure — en même temps que leur aspect généralement grossier, il paraissait certain qu’elles avaient été fabriquées pour être exposées plutôt qu’utilisées.