« Des vestiges des abos, docteur », fit le clochard. « Mon fils et moi nous allons les chercher quand il n’y a personne pour louer nos services. Des souvenirs uniques et authentiques du pays de Frenchman’s Landing, où comme vous le savez les abos étaient plus évolués que partout ailleurs sur cette planète. C’était un lieu sacré pour mes ancêtres, comme Rome ou Boston peuvent l’être pour vous, et un paradis rempli de poissons et d’animaux de toutes sortes, dont je vous parlerai demain quand nous irons dans les prairies marécageuses. Si vous avez de la chance, le gosse vous fera même une démonstration sur la manière d’attraper du gibier ou du poisson comme les abos, sans même utiliser les outils délicats et maintenant précieux que vous pouvez m’acheter. »
Je lui répondis que je n’avais pas l’intention de lui acheter ce genre de choses, et il insista :
« Vous ne devriez vraiment pas laisser passer une telle occasion, docteur. Elles ont été achetées par le musée de Roncevaux, et des moulages ont été faits là-bas et envoyés sur la planète entière, et même à Sainte-Croix, ce qui fait qu’elles sont universellement connues et respectées, tout au moins dans les limites de ce système. Regardez celle-ci ! » Il me tendit la plus large des pointes, qui aurait sans doute été plus efficace comme massue que comme projectile : « Je pourrais vous monter une épingle derrière, pour qu’une dame puisse la porter en broche. Un beau bijou. »
J’avais vu les pointes à Roncevaux. Je répondis : « Non, merci. Mais je dois avouer que j’admire votre habileté — car il est évident que vous les avez faites vous-même. »
« Oh, non, non ! Regardez ! » Il me montra ses mains. « Nous autres les abos, nous sommes incapables de ce genre de travaux, docteur. Voyez mes mains. »
« Je croyais que vous aviez dit que c’étaient les abos qui les avaient fabriquées. »
Le jeune garçon, qui nous écoutait assis tranquillement, murmura comme pour lui-même : « Avec les dents. » C’étaient les premiers mots que je l’entendais prononcer à part son inintelligible litanie de mendiant de tout à l’heure.
« Mes mains sont pires encore que celles des autres », protesta son père. « Vous voulez rire de moi — moi qui suis à peine capable de lacer mes propres chaussures. Tout ce que je sais faire, docteur, c’est manier la perche de mon bateau. »
« Dans ce cas, c’est votre fils qui les fabrique », dis-je, mais je compris aussitôt que j’avais fait erreur. Le visage du jeune garçon prit une expression peinée si facile à faire apparaître chez les adolescents sensibles, et le vieux clochard croassa de joie :
« Lui ! Il est encore pire que moi, docteur, et bon à rien d’autre qu’à se battre avec les autres garçons, qui le gagnent toujours, ou à lire les livres de la bibliothèque. Il n’arrive même pas à se souvenir comment on ouvre un bocal. »
« Alors, j’avais raison la première fois : vous les faites vous-même. La taille du silex demande une certaine dextérité, mais pas du même ordre que pour jouer du violon. Une main tient le ciseau, une autre le marteau, et tout dépend de l’endroit où la pointe est placée et de la force avec laquelle on frappe. »
« À vous entendre, vous l’avez déjà fait, docteur. »
« J’en ai fait, et de meilleures que celles-là. »
D’une manière inattendue, le jeune garçon déclara : « Le Peuple libre n’utilisait pas ces choses. Ils fabriquaient des filets en nouant des lianes et des herbes, mais s’ils voulaient couper quelque chose, ils se servaient de leurs dents. »
« Il a raison, vous savez », dit le vieux clochard d’une voix différente. « Mais vous ne me trahirez pas, docteur ? »
Je lui répondis que si le musée de Roncevaux me demandait mon opinion, je la lui donnerais, mais que je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une supercherie assez importante pour que je perde mon temps à le dénoncer autrement.
« Il faut bien que nous ayons quelque chose, vous comprenez », me dit-il, et pour la première fois, je n’eus pas l’impression qu’il parlait pour me soutirer de l’argent. « Quelque chose que nous puissions vendre, qu’ils puissent tenir dans leurs mains. La vérité ne se vend pas — c’est ce que je disais à ma femme ; c’est ce que je dis toujours à mon fils. »
Quelques minutes plus tard, je pris congé d’eux, en convenant d’une heure pour le lendemain matin. Mon impression sur eux — bien qu’il ne fasse aucun doute que ce soient des imposteurs — est nettement plus favorable que je ne l’avais escompté. Le père n’est certainement pas, comme on me l’avait laissé entendre, un ivrogne. Aucun alcoolique ne resterait sobre, comme il l’était, avec une bouteille de rhum presque pleine en sa possession. Sans doute mendie-t-il dans les tavernes parce qu’il y trouve davantage d’argent, et boit-il tout ce qu’on lui offre. Le fils m’a semblé intelligent dès qu’il a cessé de feindre d’être retardé pour m’extorquer des sous, et il a une sorte de beauté pleine de sensibilité, avec ses yeux verts, son teint pâle et ses cheveux bruns.
22 mars. Ai rejoint les deux mendiants, le père et le fils, quelques minutes avant dix heures. Cette fois-ci, je n’ai pas oublié mon magnétophone, comme à ma première visite. (Le compte rendu de notre conversation tel que je l’ai rédigé hier a été fait de mémoire juste après mon retour, mais je ne le garantis pas autrement.) Je me suis également muni d’un fusil de chasse, acheté sur place pour le cas où nous rencontrerions du gibier intéressant dans les prairies marécageuses. C’est un calibre 20, et donc un peu insuffisant pour cet usage, mais c’est tout ce qu’on peut trouver à part quelques carabines à un coup dont la finition laisse à désirer et qui sont destinées à être vendues aux fermiers. C’est ma logeuse qui m’a recommandé d’emporter un fusil, en me promettant de me faire cuire tout ce que je rapporterais en échange de la moitié de la viande.
(Pour anticiper légèrement, je dois dire que j’ai eu de la chance car j’ai pu ramener trois spécimens de bonne taille d’un oiseau appelé poule des roseaux, que le clochard m’avait indiqué comme bon à manger. Il est un peu plus petit qu’une oie, et d’une magnifique couleur verte qui évoque le plumage d’un perroquet ou d’une perruche. Le clochard prétend que c’était un mets recherché par les Saint-Annois, et après mon dîner de ce soir, je le crois volontiers, tout en étant persuadé qu’il n’en sait pas beaucoup plus que moi à ce sujet.)
Toute trace de la cabane avait disparu lorsque j’arrivai, et l’endroit où elle s’était dressée n’était plus qu’un morceau de terrain vague comme le reste. Le jeune garçon était adossé, torse nu et pieds nus, contre le mur d’un bâtiment voisin, et m’annonça que son père s’occupait de notre embarcation. Il me prit des mains le panier de pique-nique que j’avais apporté (c’était ma logeuse qui l’avait préparé), et m’aurait porté également le fusil et le magnétophone si je l’avais laissé faire.
Il me conduisit à quelque distance de là le long de la rive jusqu’à un ponton flottant (qu’il appelait une plate-forme), où je vis son père, portant une chemise bleue et un vieux foulard rouge, qui nous attendait dans le bateau qui nous avait servi de toit la veille. Le vieux clochard me demanda aussitôt de lui payer la somme sur laquelle nous nous étions mis d’accord, mais accepta, après quelques palabres, de n’en recevoir que la moitié maintenant, et le reste lorsque notre excursion serait achevée. Je descendis (avec un certain nombre de précautions, je l’avoue) dans l’embarcation, le gosse sauta après moi et nous nous éloignâmes du ponton, le père et le fils maniant chacun un aviron.
Pendant cinq minutes ou plus, nous passâmes au milieu des bateaux qui se trouvaient dans le port, décrivant une courbe presque imperceptible à la surface du fleuve. Puis, entre les coques de deux énormes quatre-mâts, j’aperçus, comme si je regardais à travers la fente d’une falaise une vallée incroyablement verdoyante, les prairies marécageuses sauvages de Sainte-Anne qui avaient constitué, avant l’arrivée des premiers stellaris de la Terre (comme le vieux clochard l’avait bien dit), le paradis des Saint-Annois. Le père et le fils poussèrent plus ferme sur leurs avirons ; un matelot sur un des deux grands navires nous lança quelques jurons peu convaincants, et, passant au milieu des géants, nous gagnâmes les eaux libres du Tempus, gonflées par la marée encore en train de monter.