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« Cinq kilomètres pour rejoindre l’Océan », commença d’expliquer le clochard, « et si le docteur est d’accord… »

Il fut interrompu, d’après son expression, par quelque chose qu’il avait vu derrière moi. Je me retournai tant bien que mal sur mon banc de poupe, pour regarder, mais je ne pus rien voir tout d’abord.

« À la vergue de perroquet du navire à gauche », me murmura le jeune garçon. C’est alors que j’aperçus dans le ciel un objet argenté qui ne semblait pas plus gros qu’une feuille morte emportée par le vent. Trois minutes plus tard, elle était au-dessus de nos têtes. C’était un vaisseau militaire au profil de squale, d’environ deux mille mètres de long. Il n’était pas vraiment argenté, mais de la couleur d’une lame de couteau, et on distinguait nettement sur son flanc des alignements de petits points qui pouvaient être soit des hublots d’observation, soit des sabords à lasers, soit les deux. Le clochard me dit : « Restez immobile » ; puis il murmura quelque chose en français à son fils, dont je ne saisis que le début et la fin : « Fais attention… Français ! » Le gosse répondit quelque chose qui m’échappa, et secoua la tête.

Nous commençâmes par faire un tour sur l’Océan, dont le vieux clochard déclara qu’il était lui-même un objet sacré dans la religion des Saint-Annois, en nous engageant dans l’une des ramifications sinueuses du Tempus. Notre petit bateau se comportait bien mieux que je ne l’avais espéré dans la houle, et nous nous échouâmes à un kilomètre ou deux au nord de l’embouchure la plus septentrionale, sur une petite plage de sable fin. « Voilà », nous dit le vieux clochard, « l’endroit historique ». Il me montra une petite borne de pierre avec une inscription en français attestant que c’était à cet emplacement que les premiers humains avaient débarqué après avoir plongé dans l’océan à vingt-cinq kilomètres au large. Je crois que sur cette petite plage je fus réellement conscient plus que je ne l’avais jamais été de me trouver sur un monde différent du mien. Le sable fin était jonché un peu partout de coquillages si particuliers que même si j’en avais découvert un sur une plage de la Terre, je crois que je l’aurais identifié sans hésiter comme n’ayant jamais été roulé sur le rivage par aucun océan terrien.

« C’est ici », poursuivit le vieux clochard, « que les premiers Français ont débarqué. Vous dites, docteur, que beaucoup ne croient pas que les abos aient jamais existé, mais laissez-moi vous affirmer que quand les bateaux sont arrivés sur la rive, ils ont trouvé un homme… »

« Appartenant au peuple des prairies marécageuses », ajouta son fils.

« Ils l’ont trouvé flottant le visage dans l’Océan. Il avait été battu à mort avec des fouets de petits coquillages attachés ensemble — c’était leur coutume, quelquefois, de faire un sacrifice humain. Ils l’ont trouvé ici, et mon puissant ancêtre, que l’on appelle quelquefois le Vent de l’est, est venu conclure la paix avec eux. Vous ne le saviez pas, et le livre de bord de ce premier navire a été détruit dans l’incendie de Saint-Dizier, mais j’ai parlé à un homme, un vieillard, qui a bien connu il y a soixante ans l’un de ceux qui étaient dans leurs petits bateaux gonflés d’air, et qui me l’a dit. »

Nous pénétrâmes à l’intérieur des marécages, et nous visitâmes la grande fosse appelée aujourd’hui le Sablier, où le vieux clochard me raconta que les Saint-Annois gardaient parfois leurs prisonniers. Le gosse se laissa glisser au fond pour me montrer qu’un homme ne pouvait s’en échapper sans aide, mais je crus qu’il exagérait la difficulté et m’y laissai glisser à mon tour, de sorte que son père dut nous hisser tous les deux avec la corde qu’il avait apportée du bateau à cette intention. Les parois ne sont pas tellement abruptes, mais le sable est si fin qu’il n’offre aucune prise à un homme tout seul.

Après avoir vu le Sablier, nous sommes retournés au bateau et, reprenant le fleuve par une embouchure différente, nous nous sommes enfoncés dans les prairies marécageuses à proprement parler. Mes deux guides plongeaient leurs perches dans des trous de marée, au milieu des touffes de roseaux oscillant sous la brise. C’est là que je tuai mes trois poules des roseaux. Le jeune garçon alla me les chercher à la nage — j’allais écrire « aussi bien qu’un bon retriever », mais le fait est qu’il nageait encore mieux, pratiquement comme un phoque. De sorte que je crus presque son père quand il me dit qu’il attrapait parfois des oiseaux non blessés en nageant sous l’eau et en les saisissant par les pattes. Le gosse déclara qu’il y avait de l’excellent poisson par ici quand la mer était basse, et son père ajouta : « Mais on ne peut rien en tirer en ville, docteur ; ils sont trop nombreux à pêcher là-bas. » Et le gosse lui répliqua : « Pas bons à vendre, mais bons à manger. »

Le temple (ou lieu d’observation) saint-annois a été saccagé par les déboisements des colons, et tous les arbres ont été abattus à l’exception de quelques troncs à moitié pourris. Mais à partir des souches, il est assez aisé de reconstituer l’aspect qu’offrait l’ensemble avant la découverte. J’en ai recensé quatre cent deux (exactement le nombre de jours dans l’année saint-annoise), espacés approximativement de trente-cinq mètres l’un de l’autre, de manière à former un cercle de cinq kilomètres de diamètre environ. Les souches indiquent que la plupart des troncs avaient plus de quatre mètres d’épaisseur, ce qui fait qu’à l’époque où ils ont été détruits leur feuillage devait certainement se toucher. Vus de loin, ils devaient donner l’impression d’un mur ininterrompu, à l’exception de la partie située juste devant l’observateur. L’intérieur du cercle devait être entièrement vide de toute plante ou de tout objet. Je suis prêt à conjecturer que les Saint-Annois utilisaient ces arbres pour tenir le compte des jours, peut-être en déplaçant quelque repère d’un arbre à l’autre et en l’accrochant aux branches, mais il est douteux qu’une forme plus élaborée d’astronomie ait été pratiquée ici. (Prétendre, cependant, comme le font certains auteurs de la Terre, que le « temple » saint-annois est d’origine naturelle, est une théorie absurde. Il a certainement été conçu par des êtres intelligents, et doit être antérieur d’une centaine d’années à l’arrivée du premier vaisseau français. En comptant les cercles de quatre souches, je suis arrivé à une moyenne d’âge de cent vingt-sept années saint-annoises.)

J’ai fait un croquis indiquant l’emplacement des souches et le diamètre approximatif de chacune. Elles pourrissent rapidement à présent, et dans une décennie ou deux, il sera impossible de retrouver leur position.

Bien que la marée déclinât lorsque j’eus achevé mon croquis, nous remontâmes le fleuve sur quelques kilomètres et nous nous arrêtâmes pour examiner un affleurement rocheux — un des rares que l’on puisse trouver dans les prairies marécageuses — qui, prétendit le vieux clochard, avait eu à l’origine la forme d’un homme assis. Il y a, m’expliqua-t-il, une superstition répandue encore de nos jours chez les habitants de Frenchman’s Landing et de La Fange, selon laquelle les actes indécents ou pervers commis pendant qu’on est assis ou couché sur les genoux de cette statue naturelle sont invisibles à Dieu. Cette croyance est censée être d’origine saint-annoise, bien que le jeune garçon ne soit pas du tout de cet avis. Aujourd’hui, la pierre est presque complètement lisse.