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Tandis que nous voguions de nouveau vers la ville, je méditai sur les rumeurs qui couraient à propos de cette fameuse caverne sacrée à cent cinquante ou deux cents kilomètres en amont du fleuve. L’un des grands échecs de la science ici — jusqu’à présent tout au moins — est que, malgré l’existence indéniable dans le passé, et peut-être dans le présent, d’une race saint-annoise autochtone, on n’ait jamais pu retrouver ni décrire un seul crâne positivement identifiable. Pour quelqu’un comme moi, nourri de récits du Peuple de Windmill Hill, des abris sous roche des Eyzies-de-Tayac, des grottes du Périgord et des peintures murales d’Altamira ou de Lascaux, l’idée d’une caverne sacrée saint-annoise exerce un irrésistible attrait. Un terrain comme celui des prairies marécageuses a toutes les chances — sauf dans un cas sur dix mille, peut-être — de détruire complètement le squelette de toutes les créatures qui y meurent. Mais une caverne, au contraire, sauf dans un cas sur dix mille également, a toutes les chances de le préserver. Pourquoi les Saint-Annois n’auraient-ils pas utilisé les profondeurs d’une telle caverne comme lieu de sépulture sacré, à l’instar de nombreux peuples primitifs de la Terre ? Il est même possible qu’elle recèle des peintures, bien que les Saint-Annois ne semblent pas avoir atteint le stade de la fabrication des outils. Tout en écrivant ces lignes, je m’aperçois que je conçois le projet d’aller à la recherche de cette caverne, dont on dit qu’elle s’ouvre dans les parois rocheuses qui se dressent au bord du Tempus. Nous aurons besoin d’une embarcation (ou peut-être plusieurs), assez légère pour pouvoir être portée pour franchir d’éventuels rapides, et équipée d’un moteur possédant assez de puissance pour remonter aisément le courant. Il faudrait que nous soyons suffisamment nombreux pour que l’un d’entre nous reste avec le bateau (ou les bateaux) tandis que trois autres au moins (pour des questions de sécurité) pénètrent dans la caverne. L’un de nous à part moi devra posséder une certaine éducation afin d’être en mesure de comprendre et d’apprécier l’importance de ce que nous pourrions découvrir ; et un autre, si possible, devra avoir une connaissance assez poussée des régions montagneuses que nous traverserons. Où je pourrai trouver ces hommes, je l’ignore. De même que j’ignore avec quoi je pourrai les payer si je les trouve. Mais j’aurai désormais cette éventualité à l’esprit quand je conduirai de nouveaux entretiens.

J’oubliais presque de mentionner une conversation que j’ai eue avec le clochard et son fils tandis qu’ils me ramenaient à Frenchman’s Landing. Compte tenu des prétentions (évidemment fausses) du personnage quant à ses origines saint-annoises, toute information provenant de lui doit être considérée comme douteuse, mais j’ai trouvé qu’elle présentait un intérêt et je ne suis pas mécontent de l’avoir enregistrée.

R. T. : « Puisque vous parlez tellement des abos, docteur, j’espère que vous n’oublierez pas de dire à vos amis qui veulent venir visiter ces lieux que nous vous avons donné toute satisfaction en vous les montrant. »

Moi : « Je n’y manquerai pas. Est-ce que cela représente une source de revenus importante pour vous ? »

R. T. : « Pas autant que nous voudrions, pour sûr. Entre nous, docteur, il fut un temps où cela rapportait beaucoup plus qu’à présent. Il y avait davantage d’arbres debout, et notre demeure était plus présentable. Nous n’avons pas toujours — ma famille, vous comprenez — vécu comme vous l’avez vu hier. Nous ne restons plus en hiver, quand la neige à loups souffle des montagnes. Nous ne le pourrions plus. »

V. R. T. : « Quand ma mère était ici, nous avions une vraie maison, parfois. »

Moi : « Votre femme est décédée, Trenchard ? »

V. R. T. : « Elle n’est pas morte. »

R. T. : « Qu’est-ce que tu en sais, imbécile ? Tu ne l’as pas vue. »

V. R. T. : « Ma mère et moi nous allions, quand j’étais petit, passer l’été dans les collines, monsieur. Là, nous vivions comme le Peuple libre, et nous ne revenions que quand il commençait à faire trop froid pour moi. Ma mère disait que chez le Peuple libre beaucoup d’enfants mouraient chaque hiver, et elle ne voulait pas me voir mourir, aussi nous rentrions. »

R. T. : « C’était une bonne à rien, vous comprenez, docteur. Ha ! Elle ne savait même pas faire la cuisine. C’était une… » (Il crache par-dessus bord.)

Le jeune garçon devint cramoisi, et pendant quelques minutes le silence s’établit. Puis je lui demandai si c’était pendant qu’il vivait dans les collines qu’il avait appris à nager si bien.

V. R. T. : « Oui, derrière l’au-delà. Je nageais dans la rivière, avec ma mère. »

R. T. : « Nous les abos nous savons parfaitement nager, docteur ; maintenant, je suis trop vieux pour ça. »

J’éclatai de rire et je lui répondis qu’il était peut-être un abo, mais qu’il me faudrait en trouver un autre avant que mes recherches soient terminées. Depuis que nous avions eu cette conversation sur les pointes de projectiles, il savait que je n’étais pas dupe, aussi il se contenta de sourire (révélant une mâchoire où manquaient plusieurs dents) et déclara que dans ce cas, elles étaient à moitié terminées puisque son fils avait cinquante pour cent de sang abo.

V. R. T. : « Vous ne voulez rien croire, docteur, mais c’est la vérité. Et ce qu’il dit de ma mère, qui était sa femme, n’est pas vrai. C’était une actrice, une magnifique actrice. »

Moi : « Est-ce que c’est elle qui t’a appris à faire comme les Saint-Annois, et à mendier de l’argent aux gens ? Je dois avouer que quand je t’ai vu pour la première fois, j’ai cru que tu étais mentalement retardé. »

R. T. : (Il rit.) « Parfois j’en ai nettement l’impression. »

V. R. T. : « Elle m’a appris beaucoup de choses. Oui, et à imiter ceux que vous appelez les abos. »

R. T. : « Je l’ai insultée, il y a un instant, docteur, vous comprenez, parce qu’elle m’a quitté, bien qu’en réalité ce soit moi qui l’ai chassée. Mais ce que vous dit mon fils est exact, c’était une merveilleuse actrice. Nous faisions du théâtre, elle et moi. Vous ne pourriez pas croire les choses qu’elle savait faire ! Elle allait parler à un homme, et il la prenait pour une jeune vierge, à peine sortie de l’école. Mais ensuite, s’il ne lui plaisait plus, elle se transformait en vieille — c’était tout dans la voix, vous comprenez, dans les muscles du visage, et la manière dont elle marchait et remuait les mains… »

V. R. T. : « Tout ! »

R. T. : « Quand je me suis marié avec elle, docteur, c’était une femme splendide. Et vous pouvez oublier ce que vous avez entendu dire ! Mon fils est légitime ; nous avons été mariés par le prêtre de l’église de Sainte-Madeleine. Elle était resplendissante, docteur. » (Il embrasse le bout de ses doigts, en lâchant l’aviron d’une main.) « Et ce n’était pas contrefait. Mais plus tard, quand elle dormait, elle ne pouvait plus cacher son vrai âge ; aucune femme ne le peut quand elle dort. Vous n’êtes pas marié, docteur ? Rappelez-vous bien ça. »