Moi : (Au gosse.) « Mais si elle t’a appris à te faire passer pour un Saint-Annois, c’est qu’elle a dû en voir. »
V. R. T. : « Oui, bien sûr. »
R. T. : « Vous comprenez bien qu’ils sont obligés de rester cachés, les abos. »
Moi : « Vous croyez donc sérieusement, Trenchard, qu’il existe encore des Saint-Annois vivants ? »
R. T. : « Pourquoi n’en existerait-il pas, docteur ? Derrière l’au-delà il y a toujours des terres, des milliers d’hectares, où personne ne va jamais. Et il y a du gibier à tuer, et du poisson, comme avant. Les abos ne peuvent plus venir aux endroits sacrés des prairies marécageuses, c’est vrai, mais il y en a d’autres. »
V. R. T. : « Le peuple des terres mouillées n’a jamais été le Peuple libre des montagnes. Ces lieux n’étaient pas sacrés pour le Peuple libre. »
R. T. : « Il a peut-être raison. Nous disons “les abos”, docteur, mais la vérité c’est qu’il y avait plusieurs peuples distincts. Vous nous demandez : “Où sont-ils ?”, mais serait-il sage de leur part de se montrer ? Jadis ce monde de Sainte-Anne tout entier leur appartenait. Mettez-vous à la place d’un fermier. Il se dit : “Et si c’étaient des hommes comme moi, après tout ? Ce Dupont, c’est un avocat habile. S’ils allaient l’engager, hein ? S’il allait parler au juge — le juge qui ne connaît pas le français et qui nous déteste — pour lui dire : Cet homme que vous appelez un abo ne possède rien, mais la ferme d’Augier appartenait à sa famille — vous pourriez demander à Augier de nous montrer son acte de vente ?” Qu’est-ce que vous croyez que fait un fermier quand il voit un abo sur ses terres, docteur ? Est-ce qu’il va le dire à tout le monde ? Ou est-ce qu’il sort son fusil ? »
Ainsi, ce serait l’explication. Les Saint-Annois, s’il en reste encore, se cachent parce qu’ils ont peur, sans doute à juste titre ; et beaucoup de gens qui en ont vu ou qui savent où ils sont ne sont pas désireux de le dire ou de l’avouer, même lorsqu’on les interroge.
Quant au fait qu’il y aurait « plusieurs peuples », cela me fait penser à cet homme qui disait que ce qu’il avait vu ressemblait parfois à une personne, et parfois à du vieux bois. La vérité est que les récits sur ce point sont très contradictoires. Même dans les entretiens que je possède, il est souvent difficile de croire que deux personnes parlent de la même chose, et les comptes-rendus des premiers explorateurs — ceux d’entre eux qui ont survécu — font montre de plus de contradictions encore. Il est certain qu’une grande part de mythe doit entrer dans beaucoup d’entre eux, mais il reste un nombre imposant de témoignages concordants sur l’existence d’une race autochtone si semblable aux humains qu’elle pourrait constituer, en fait, la descendance d’une vague plus reculée de colonisation. Si semblable, en fait, que le vieux Trenchard peut tromper les crédules en prétendant être saint-annois. Et sur une planète où l’on trouve des plantes, des oiseaux et des mammifères si proches des types terrestres, l’existence d’une force étonnamment ressemblante à l’homme n’a certainement rien pour surprendre — peut-être que la forme humaine est particulièrement adaptée à cette biosphère.
L’officier reposa une nouvelle fois le registre sur le bureau, et se frotta les yeux du talon de la main. Tandis qu’il s’étirait, l’esclave dit doucement du seuil :
« Maître… »
« Oui, qu’y a-t-il ? »
« Cassilla… Est-ce que le Maître désire toujours… » En voyant le regard que lui jetait l’officier, il partit en courant et revint quelques secondes plus tard avec une fille qu’il poussa dans la pièce. Elle était grande et élancée, et possédait une grâce particulière avec son cou mince et sa tête ronde. Elle portait une robe de travail en guingan aux couleurs passées, beaucoup trop petite pour elle, et l’officier savait qu’elle n’avait rien dessous. Elle paraissait fatiguée.
« Entre », dit-il. « Assieds-toi. Il y a du vin, si tu en veux. »
« Maître… »
« Oui, qu’est-ce qu’il y a ? »
« Il est très tard, Maître. Je dois me lever une heure avant la diane du soldat pour aider à préparer le déjeuner… »
L’officier ne l’écoutait pas. Il avait pris une des bobines de bande magnétique et la plaçait sur l’appareil. « Du travail », dit-il. « Nous l’écouterons tout en nous distrayant. Éteins la lampe, Cassilla. »
Q : Comprenez-vous pourquoi vous avez été amené ici ?
R : Dans cette prison ?
Q : Vous savez très bien ce que vous avez fait. À cet interrogatoire ?
R : Je ne sais même pas de quoi on m’accuse.
Q : Ne croyez pas que vous allez nous induire en erreur avec ce genre de choses. Qu’êtes-vous venu faire à Sainte-Croix ?
R : Je suis un anthropologue. Je voulais discuter de certaines découvertes que j’ai faites sur Sainte-Anne avec quelques-uns de mes collègues.
Q : Voudriez-vous me faire croire qu’il n’y a pas d’anthropologues sur Sainte-Anne ?
R : Pas de bons.
Q : Vous croyez que vous savez ce que nous voulons, n’est-ce pas ? Vous vous croyez habile. Selon vous, la situation politique en ce qui concerne la planète-sœur est telle que votre hostilité envers elle achètera votre liberté. Exact ?
R : Je suis dans cette prison depuis assez longtemps pour savoir que rien de ce que je pourrai dire n’achètera ma liberté.
Q : Croyez-vous ?
R : Qu’écrivez-vous ?
Q : Cela ne vous regarde pas. Si telle est votre conviction, pourquoi répondez-vous à mes questions ?
R : Je pourrais à mon tour vous demander pourquoi vous les posez, si vous n’avez jamais l’intention de me relâcher.
Q : Vous oubliez que je pourrais vous répondre : « Parce que vous avez peut-être des complices ! » Voulez-vous une cigarette ?
R : Je croyais que c’était fini.
Q : Je ne plaisante pas ; tenez, voici mon étui à cigarettes. Je vous le propose de bon cœur.
R : Merci.
Q : Et mon briquet. Je vous conseille de ne pas inhaler trop profondément — vous n’avez pas fumé depuis longtemps.
R : Merci, je ferai attention.
Q : Vous êtes toujours très prudent, n’est-ce pas ?
R : Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
Q : J’avais cru comprendre que c’était une caractéristique de l’esprit scientifique.
R : Je suis prudent lorsque je recueille des données, oui.
Q : Mais vous avez tiré des conclusions hâtives concernant nos relations avec le gouvernement de Sainte-Anne.
R : Non.
Q : Vous êtes arrivé de Sainte-Anne il y a seulement un an environ, et vous pensez que la guerre est sur le point d’éclater.