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Q : Je crois qu’il est nécessaire que nous discutions encore. Pardonnez-moi, docteur, mais j’ai perdu le fil. De quoi parlions-nous ?

R : Je crois que vous étiez en train de m’expliquer qu’il vaut mieux être esclave sur Sainte-Croix que libre sur Sainte-Anne.

Q : Oh, non, docteur. Je ne vous dirais jamais une chose pareille — ce n’est pas vrai. Non, je pense que je vous expliquais simplement que sur Sainte-Croix, il y a des hommes libres — en fait, la plupart des hommes y sont libres. Tandis que sur Sainte-Anne, et d’ailleurs sur la Terre aussi, la plupart sont des esclaves. Ils ne sont pas appelés ainsi, mais c’est peut-être parce que leur condition est encore pire. Un esclave représente pour son propriétaire une certaine somme d’argent, et il est obligé d’en prendre soin — s’il tombe malade par exemple. Tandis que sur Sainte-Anne et sur la Terre, s’il n’a pas assez d’argent pour payer ses soins, on le laisse guérir ou mourir tout seul.

R : Je crois que la plupart des nations de la Terre ont des institutions gouvernementales qui fournissent aux gens une assistance médicale.

Q : Vous n’en êtes pas certain, docteur ? Je croyais que vous veniez de la Terre.

R : Je n’y suis jamais tombé malade.

Q : Voilà qui explique tout, sans doute. Mais nous nous sommes un peu écartés de notre sujet. Vous êtes donc allé par chemin de fer à Frenchman’s Landing. Y avez-vous séjourné longtemps ?

R : Deux ou trois mois. J’y ai interrogé des gens sur les aborigènes — les Saint-Annois.

Q : Vous avez enregistré ces conversations ?

R : Oui. Malheureusement, j’ai perdu les bandes quand j’étais sur le terrain.

Q : Mais vous aviez transcrit les plus intéressantes dans votre journal.

R : Oui.

Q : Poursuivez.

R : Au cours de mon séjour à Frenchman’s Landing, j’ai visité les sites que l’on associe, à tort ou à raison, aux Saint-Annois. Puis, avec un homme que j’ai engagé pour m’aider, je me suis rendu sur le terrain, c’est-à-dire dans les collines qui sont au-dessus des prairies marécageuses et dans les montagnes où le Tempus prend sa source. J’ai découvert…

Q : Je ne pense pas que vos prétendues découvertes sur Sainte-Anne nous intéressent tellement, docteur. De toute manière, nous possédons le compte rendu détaillé des conférences que vous avez données à l’université. Combien de temps êtes-vous resté, comme vous dites, « sur le terrain » ?

R : Trois ans. Je l’ai indiqué dans mes conférences.

Q : Oui, mais je voulais vous l’entendre confirmer de vos propres lèvres. Vous dites que pendant trois ans vous avez vécu dans les montagnes du Tempus, hiver comme été ?

R : Non ; en hiver, nous descendions — je descendais, après la mort de mon assistant — dans les collines. C’est ce que le Peuple libre faisait aussi la plupart du temps.

Q : Mais vous êtes resté isolé de la civilisation pendant trois ans ? Je trouve cela difficile à croire. Et quand vous êtes retourné, vous n’avez pas regagné Frenchman’s Landing, d’où vous étiez parti, mais vous avez fait votre apparition — je crois que c’est le mot qui s’impose — à Laon, beaucoup plus au sud sur la côte.

R : En prenant plus au sud, je traversais un pays que je ne connaissais pas. Si j’étais retourné à Frenchman’s Landing, j’aurais vu les mêmes choses qu’à l’aller.

Q : Essayons de nous concentrer sur l’époque située entre votre apparition à Laon et le moment présent ; mais je me permettrai une dernière digression pour vous faire remarquer que si vous étiez revenu à Frenchman’s Landing, vous auriez pu faire part en personne de la mort de votre assistant à sa famille, au lieu de vous contenter d’envoyer un radiogramme.

R : C’est exact, mais j’aimerais bien savoir comment vous l’avez appris.

Q : Nous avons… dirai-je un correspondant ? à Laon. Mais vous ne faites pas de commentaire sur ma digression.

R : La famille de mon assistant, pour laquelle vous éprouvez cette tendre sollicitude, consistait en tout et pour tout en son père, un vieux clochard ivrogne. Sa mère s’en était débarrassée en le quittant il y a des années.

Q : Inutile de vous mettre en colère, docteur. Personne n’aime se faire le messager de mauvaises nouvelles. À part l’envoi du radiogramme, qu’avez-vous fait à Laon ?

R : J’ai vendu l’unique mule de bât qui avait survécu, et la partie de mon équipement qui était encore en état. J’ai acheté de nouveaux vêtements.

Q : Et vous êtes parti pour Roncevaux, cette fois-ci en bateau ?

R : Exactement.

Q : Et là-bas ?

R : J’ai fait plusieurs conférences à l’université, et j’ai tenté d’intéresser la faculté au résultat de mes trois années de travail. Puisque vous allez me le demander, je vous dirai tout de suite que j’eus très peu de succès. À Roncevaux, on est convaincu que le Peuple libre a disparu, et donc on ne s’intéresse pas à préserver ceux qui restent, et encore moins à leur accorder un minimum de droits humains. Je n’ai pas été aidé non plus par le fait qu’ils considèrent qu’il s’agit d’une culture paléolithique, ce qui est tout à fait incorrect : la culture aborigène était — et est toujours — dendritique, c’est-à-dire au stade précédant le paléolithique. On pourrait presque dire prépaléolithique.

Je me suis mis également à fumer, j’ai pris huit kilos — surtout de la graisse — et je me suis fait tailler la barbe par la seule personne que j’ai trouvée qui savait le faire correctement.

Q : Combien de temps êtes-vous resté à Roncevaux ?

R : Environ un an ; un peu moins.

Q : Ensuite vous êtes venu ici.

R : Oui. À Roncevaux, j’avais eu la possibilité de me remettre un peu au courant de ce qui est publié dans ma profession. J’avais hâte de parler à quelqu’un qui s’intéressât à des puzzles anthropologiques. Là-bas, c’était sans espoir, aussi j’ai pris le stellaris. Nous avons touché la mer au large des Doigts.

Q : Et vous êtes resté depuis à Port-Mimizon. Je suis étonné que vous ne vous soyez pas rendu à la capitale.

R : J’ai découvert ici un grand nombre de choses intéressantes.

Q : En partie au numéro 666 de la rue Saltimbanque ?

R : En partie, oui. Comme vous aimez bien me le faire remarquer, je suis jeune, et un savant a les mêmes désirs que les autres hommes.

Q : Vous avez trouvé le patron de l’établissement remarquable ?

R : C’est un homme inhabituel, oui. La plupart des hommes de médecine semblent utiliser leur art principalement à prolonger la vie d’horribles bonnes femmes, mais il a trouvé mieux à faire.

Q : Je suis au courant de ses activités.

R : Alors, peut-être savez-vous aussi que sa sœur est anthropologue à ses heures de loisir. C’est ce qui m’a amené dans cette maison à l’origine.

Q : Vraiment.