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Quant à la fille de mes rêves, j’écrirai simplement que nous n’avons rien fait ensemble qui, raconté ici, aurait de quoi exciter les passions. Dans les rêves, un regard, ou la vision d’une pensée suffisent.

Ainsi, j’ai des bougies, des allumettes, de l’encre et du papier. Cela signifie-t-il un adoucissement de l’attitude officielle à mon égard ? La cellule où je me trouve ne semble pas l’indiquer — elle est pire que le précédent 143 où j’étais, et je sais que déjà ce n’était pas une très bonne cellule. En fait, d’après ce que m’a dit Quarante-sept en tapant sur les murs (quand j’étais dans l’autre cellule), la sienne était bien plus confortable : elle était plus grande, et le seau hygiénique avait un couvercle. Il disait aussi que d’autres cellules avaient des vitres à l’intérieur des barreaux pour protéger du froid, et même parfois des rideaux ou des chaises. Après avoir trouvé cet os l’autre fois dans ma soupe, j’avais pu dialoguer un peu plus longuement avec Quarante-sept. Il m’avait interrogé sur mes convictions politiques — parce que je lui avais dit que j’étais un prisonnier politique — et j’avais répondu que j’appartenais au parti du Laissez-faire.

Vous voulez dire que vous croyez que les échanges commerciaux devraient s’exercer sans aucune forme de contrainte ? Je vois que vous êtes un industrialiste.

Pas du tout. Je crois qu’il ne faut pas s’occuper du gouvernement. Nous autres partisans du Laissez-faire nous considérons les officiels comme de dangereux reptiles : c’est-à-dire que nous les traitons avec respect, mais comme nous ne pouvons pas les éliminer, nous nous en tenons aussi éloignés que possible. Nous ne briguons jamais de poste dans la fonction publique, et nous ne disons rien à la police dont nous ne soyons pas sûrs que nos voisins le leur ont déjà dit.

Alors c’est votre vocation que de vous faire tyranniser.

Si nous vivons dans le même monde, comment la tyrannie peut-elle exister pour vous et pas pour moi ?

Moi je résiste.

C’est une énergie que nous réservons à d’autres fins.

Et vous voyez où…

Pauvre Quarante-sept.

Cette cellule. Laissez-moi vous décrire cette cellule, maintenant éclairée par la lumière jaune de la bougie. Elle fait à peine un peu plus d’un mètre — disons un mètre dix — de haut. Quand je suis couché sur le sol (ce qui m’arrive souvent, comme vous pouvez l’imaginer), je peux presque toucher le plafond avec mes pieds sans soulever les hanches. Ce plafond, j’aurais dû le dire avant, est en béton, de même que les murs (ici, on n’entend pas cogner contre les murs, ni même gratter comme le faisait le fou qui était à côté de moi dans ma cellule précédente ; peut-être que les cellules de part et d’autre de la mienne sont vides, ou peut-être que les constructeurs ont laissé une épaisseur de terre entre les murs pour étouffer les bruits) et le sol. La porte est en fer.

Mais ma cellule est plus grande que vous ne pourriez le penser. Elle est plus large que mes bras écartés, et plus longue que mon corps étendu avec les bras dans le prolongement de ma tête. Ce n’est donc pas une cage à torture, même si le fait de ne pas pouvoir se tenir debout est désagréable. Il y a un seau hygiénique (sans couvercle), mais pas de litière ; il n’y a pas de fenêtre, bien sûr — attendez, je retire ce que j’ai dit : il y a un petit guichet vitré à la porte, mais comme il fait toujours noir dans le corridor extérieur, cela ne fait aucune différence pour moi, et je les soupçonne même de m’avoir donné des bougies à seule fin de pouvoir m’épier de l’extérieur, et du papier à seule fin de m’obliger à brûler les bougies. Il y a une ouverture dans le bas de la porte, un peu comme un grand trou de boîte aux lettres, à travers laquelle je passe mon gobelet.

Où en est mon affaire ? C’est la grande question. Le fait que l’on m’a transféré dans cette cellule n’augure rien de bon. Par contre, d’avoir reçu des bougies et de quoi écrire me donne quelque espoir. Il est possible qu’il y ait deux opinions divergentes sur moi au niveau (quel qu’il soit) où les opinions comptent : quelqu’un de bienveillant et qui me croit innocent m’enverrait les bougies, tandis que quelqu’un d’autre, persuadé de ma culpabilité, me ferait reléguer dans ce cachot.

Une autre possibilité est que celui qui me croit coupable me veuille du bien. Ou que les bougies et le papier (et c’est ce que je redoute le plus) ne soient qu’une erreur, et qu’un gardien vienne me les enlever bientôt.

J’ai fait une découverte ! Une vraie découverte. Je sais où je suis. Après avoir écrit les dernières lignes ci-dessus, j’ai soufflé la bougie et je me suis étendu pour essayer de dormir un peu. J’avais l’oreille collée au sol, et tout à coup j’ai entendu un bruit de cloches. Dès que je décollais mon oreille, je ne les entendais plus, mais si je la remettais contre le sol, elles étaient là de nouveau, jusqu’à ce qu’elles cessent de sonner. Le corridor qui conduit à ma porte, par conséquent, traverse le Vieux square en direction de la cathédrale, et je dois être près des fondations de celle-ci, car le son est certainement transmis par les pierres du clocher. Toutes les cinq minutes, maintenant, je colle mon oreille au mur pour écouter. Malgré tout le temps que j’ai passé en ville, je ne me souviens pas de la fréquence des sonneries de cloches. Tout ce que je sais, c’est qu’elles n’indiquaient pas les heures comme une horloge.

Chez nous, il n’y avait pas de cathédrale, mais plusieurs églises, et pendant quelque temps nous avons habité près de celle de Sainte-Madeleine. Je me souviens des cloches qui sonnaient la nuit — pour la messe de minuit, je suppose — mais elles ne me faisaient pas peur comme les autres bruits. Souvent, le son des cloches ne me réveillait même pas, mais s’il me réveillait je me redressais dans mon lit et je me tournais vers ma mère, qui s’était dressée aussi, ses yeux magnifiques brillant comme des fragments de verre émeraude dans l’obscurité. Le moindre bruit la réveillait, mais quand mon père rentrait en titubant, elle feignait d’être endormie et se rendait aussi laide qu’elle pouvait, chose qu’elle savait faire devant vous, sans que vous vous en aperceviez, rien qu’en disposant autrement les muscles de son visage. J’ai le même don, mais peut-être pas de manière aussi poussée qu’elle. J’ai préféré garder cette barbe pour dissimuler mes traits, car ils me faisaient peur — j’avais peur de moi-même — et je n’ai eu qu’à imiter sa voix et à me vieillir un peu. Mais il ne sert à rien d’être trop habile, et je suppose que je suis ici depuis suffisamment longtemps pour que ma barbe ait poussé, même si j’avais été rasé de frais quand j’ai été arrêté.

Je suppose d’ailleurs que j’ai aussi laissé pousser ma barbe pour ma mère, pour lui montrer (si je devais la retrouver jamais, et il semblait y avoir des raisons de penser, à Roncevaux, qu’elle y était venue) que j’étais maintenant un homme. Elle ne me l’a jamais dit, mais je sais maintenant que chez le Peuple libre, un adolescent ne devient un homme que lorsque sa barbe commence à pousser. Quand il en a suffisamment pour protéger sa gorge des dents d’un autre homme, c’est qu’il est devenu adulte. (Quel idiot j’ai été. J’ai cru quand elle était partie, et cela pendant des années, que c’était parce qu’elle avait honte de m’avoir trouvé avec cette fille. Je sais maintenant qu’elle attendait seulement que le rite du lait soit exécuté. Je m’étais demandé pourquoi elle m’avait souri alors.)