J’avais cru qu’elle irait dans les collines, et c’est pour cela que j’y suis allé moi-même dès que l’occasion s’est présentée. Mais elle ne l’a pas fait. Elle aurait dû, et moi-même, quand je m’y suis trouvé, j’aurais dû y rester. Mais c’est terriblement dur. La moitié des enfants meurent, et personne ne fait de vieux os là-bas. C’est pourquoi nous descendons, ma mère et moi, en ville, ensemble ou séparément, à l’approche de l’hiver. Et voyez où cela m’a mené, moi qui me moquais du pauvre Quarante-sept.
Beaucoup plus tard. Un repas : du thé et de la soupe. La soupe dans le gobelet de fer-blanc cabossé qu’ils m’ont donné ici (au-dessus de la surface, les ustensiles étaient distribués en même temps que le repas et devaient être rendus après) et le thé, noir et déjà sucré, dans le même récipient une fois vide, avec la graisse de la soupe qui flottait à la surface. Quand il m’a donné la soupe, le gardien m’a dit : « Il y a du thé. Passez-moi votre tasse. » Je lui ai dit que je n’en avais pas, et il s’est contenté de grogner avant de passer son chemin. Mais quand il est revenu sur ses pas après avoir vu les autres cellules, il m’a demandé si j’avais terminé ma soupe et comme je lui répondais oui, il m’a demandé de lui repasser mon gobelet et j’ai eu mon thé.
Est-ce ce gardien-là qui, de sa propre initiative, m’a donné le papier et les bougies ? Si oui, c’est peut-être parce qu’il a pitié de moi, sans doute parce qu’il sait qu’on va m’exécuter bientôt.
Les cloches ont sonné trois fois depuis la dernière fois que j’ai écrit. Vêpres ? None ? Angélus ? Je l’ignore. J’ai dormi encore, et puis j’ai rêvé. J’étais tout petit, et ma mère — du moins, je crois que c’était ma mère — me tenait sur ses genoux. Mon père nous promenait sur la rivière, comme il le faisait souvent alors, quand il aimait encore pêcher. Je voyais les roseaux se plier au vent tout autour de nous, et il y avait des fleurs jaunes qui flottaient de chaque côté du bateau. Mais le plus étrange dans mon rêve, c’est que je savais tout ce qui allait arriver plus tard. Je regardais mon père, qui ressemblait à un géant à la barbe rousse, et je savais ce qui allait arriver à ses mains, et qui l’empêcherait d’exercer son métier. Ma mère — oui, je suis sûr que c’était elle, bien que je me sois souvent demandé comment une fille du Peuple libre avait pu donner un enfant à mon père — avait été boutonnée par lui dans sa belle robe jaune, et elle avait le regard heureux d’une femme qui vient d’être habillée par un homme. Elle souriait quand il parlait, et je riais, et tout le monde était content. Je suppose que ce n’est là qu’un souvenir qui m’est revenu en rêve. En ce temps-là, il devait ressembler à un homme ordinaire, peut-être un peu plus bavard que la plupart, qui vivait de pain, de viande, de café et de vin. Ce n’est que lorsqu’il n’eut plus tout cela, ni pour lui-même ni pour nous, que nous nous aperçûmes qu’il vivait en réalité de mots.
Non, je n’ai pas dormi. Je suis étendu dans le noir depuis des heures, écoutant les cloches de la cathédrale et polissant mon gobelet, à l’aveuglette, avec mon pauvre pantalon déchiré.
Jadis, c’était un bon pantalon. Je l’ai acheté au printemps dernier, car je n’avais pas apporté de vêtements d’été — en fait, pas de vêtements du tout à part ceux que j’avais sur moi — en venant de Sainte-Anne. Ce n’est pas très économique de le faire, et l’idéal serait que tout le monde fasse la traversée tout nu pour tout acheter à Sainte-Croix. En fait, les vêtements que vous portez à bord ne sont pas taxés pour le poids, et tout le monde achète (au moins en hiver, la saison où je suis arrivé) les vêtements les plus lourds possible pour le voyage. Il y a aussi une petite franchise pour les bagages personnels, mais je l’ai utilisée pour ramener les livres que j’avais avec moi derrière l’au-delà.
C’était un bon pantalon d’été, qui faisait partie d’un costume en soie du continent Sud et en lin mélangés dans la trame. La soie est un produit autochtone (par opposition au lin, cultivé à partir de graines importées de la Terre), et nous n’en avons pas sur Sainte-Anne. Elle est produite par le petit d’une sorte d’acarien qui, dès qu’il est issu de la poche à œufs, s’accroche à un brin d’herbe jusqu’à ce qu’il sente un courant d’air ascendant, puis sécrète un fil invisible qui se dresse comme la corde d’un fakir et l’élève droit dans les airs.
Ceux qui retombent ensuite dans un endroit où il y a de l’herbe sont tranquilles et peuvent commencer leur vie, mais un grand nombre sont emportés vers la mer où, chaque année, leurs innombrables fils emmêlés, comme des souvenirs perdus flottant sur le temps passé, forment de grands radeaux atteignant jusqu’à cinq kilomètres de long et couvrant des centaines d’hectares. Les radeaux sont ensuite remorqués par des bateaux jusqu’aux usines de la côte, où ils sont fumigés, cardés et filés en fuseaux pour l’industrie textile. Comme ces acariens sont extrêmement résistants aux fumigations — on dit qu’ils peuvent survivre jusqu’à cinq jours sans oxygène — et vivent comme parasites dans le système cardio-vasculaire des hôtes à sang chaud, les esclaves qui font ce travail ne battent pas des records de longévité. Jadis, lorsque j’étais à l’université là-bas, j’ai vu des films sur un nouvel ensemble de maisons modèles qui leur était destiné. Un cimetière datant de l’époque française avait été détruit pour leur faire place, et les murs blanchis à la chaux étaient faits de terre et d’os agglomérés.
Mon but, en polissant mon gobelet, n’était pas la propreté, mais l’espoir d’apercevoir mon propre reflet. J’ai dit qu’il était en fer-blanc, mais il doit s’agir plutôt d’étain et, bien que personne ne soit plus malhabile que moi avec un outil, je suis quand même capable de tenir un chiffon et de frotter quelque chose avec. Tout en écoutant les cloches qui sonnent et en frissonnant dans l’obscurité, j’ai passé mon temps à le polir très fort, extérieur comme intérieur. Naturellement, je ne pouvais pas voir le résultat de mon travail. Je n’allais pas gâcher de la bougie pour ça, et de plus j’avais tout mon temps. À un moment, le gardien m’a apporté une bouillie d’orge, que j’ai engloutie rapidement, en partie parce que j’espérais qu’il y aurait du thé après (il n’y en a pas eu), mais aussi parce que je voulais reprendre mon travail de polissage. Finalement, j’en ai eu assez et j’ai eu envie d’écrire. J’ai posé mon gobelet et j’ai frotté une allumette pour allumer une bougie. J’ai cru alors que ma mère était avec moi dans la cellule, car je voyais ses yeux briller dans le noir. J’ai laissé tomber l’allumette et je me suis assis, la tête entre les genoux, sanglotant pendant que toutes les cloches sonnaient à la volée. Le gardien est même venu donner des coups de pied dans la porte en me demandant ce qui n’allait pas.
Quand il est parti, j’ai allumé la bougie. Les yeux, naturellement, n’étaient que le reflet des miens dans le gobelet poli, qui brille maintenant comme de l’argent mat. Je n’aurais pas dû me mettre à pleurer, mais je crois vraiment que d’une certaine manière je suis encore un enfant. C’est une chose terrible. Depuis que j’ai écrit la dernière phrase, je suis resté assis longtemps à y penser.
Comment ma mère aurait-elle pu m’apprendre à devenir un homme ? Elle ne savait rien, absolument rien. Peut-être que mon père n’a jamais voulu qu’elle apprenne. Elle ne pensait pas que voler était mal, je m’en souviens ; mais je pense qu’elle prenait rarement quelque chose sans que ce soit lui qui lui ait dit de le faire. Occasionnellement, c’était de la nourriture. Quand elle avait mangé, elle ne voulait plus rien, et si quelqu’un désirait qu’elle aille avec lui, il fallait que mon père la force. Elle faisait son possible pour m’enseigner ce que j’aurais besoin de savoir pour vivre là où je ne vivais pas, et où je ne vis pas maintenant. Comment saurais-je ce que je n’ai jamais appris ? Je ne sais même pas ce que c’est que la maturité humaine, sauf que je ne la possède pas et que je me trouve parmi des hommes (souvent plus petits que moi) qui la possèdent.