Mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne ne me laisse aucun doute sur l’identité de notre rôdeur : Un ours-goule. Il est intéressant de noter que le gosse connaît cet animal sous le même nom. D’après le Guide pratique, il a des habitudes nécrophages, mais un paragraphe de sa description indique qu’il ne dédaigne pas à l’occasion de s’attaquer aux animaux vivants :
… ainsi nommé en raison de son habitude de déterrer les morts non protégés par un cercueil de métal. C’est un excavateur puissant, capable de déplacer les plus lourdes pierres pour atteindre un cadavre. Affronté sans hésitation, il prend généralement la fuite, souvent en emportant le corps exhumé sous sa patte antérieure. Il lui arrive de faire une incursion dans une ferme où des animaux ont été récemment abattus auquel cas il peut s’attaquer également aux troupeaux vivants.
Je dus abattre la mule, qui avait été trop sérieusement mutilée pour survivre. Nous avons réparti sa charge entre les deux autres, que nous avons décidé de surveiller désormais en nous relayant avec le gros fusil.
15 avril. Nous sommes maintenant assez hauts dans les collines. Plus de désastre depuis la dernière fois, mais plus de découvertes non plus. Il y a maintenant un tigre-tue qui nous suit en même temps que l’ours-goule blessé (que nous avons aperçu à deux reprises depuis que je lui ai tiré dessus). Nous entendons le tigre hurler, généralement une ou deux heures après minuit, et pour le gosse son identité ne fait aucun doute. Le lendemain du jour où la mule est morte (le treizième de l’expédition), je suis revenu sur nos pas pendant deux heures dans l’espoir de surprendre l’ours-goule avec la carcasse. Mais il était trop tard. La mule avait été déchiquetée, et tout avait été dévoré, y compris la viande de carabao séchée que nous avions abandonné pour délester un peu les autres mules. Il ne restait plus rien que les sabots et les os les plus gros. À l’endroit où s’était trouvée la carcasse de la mule, je distinguai des centaines de traces faites par des animaux plus petits de toutes les espèces. Quelques-unes de ces traces ressemblaient à celles d’enfants humains, mais je ne peux pas en être sûr. Aucun signe de la fille qui (j’en suis toujours convaincu) a rendu visite au gosse l’autre soir. Il refuse de parler là-dessus.
16 avril. Nous avons perdu au moins un de nos poursuivants — en le convertissant en membre de l’expédition. Le gosse a réussi à attirer le chat dans le campement et à l’apprivoiser plus ou moins en lui offrant des bouts de viande et des petits poissons, qu’il attrape avec une habileté incroyable de ses mains nues. Il est encore trop sauvage pour me laisser approcher, mais j’aimerais bien que nous puissions régler le problème du tigre-tue de la même façon.
Un de mes entretiens avec le gosse :
Moi : « Tu dis que tu as souvent rencontré des Saint-Annois vivants — autres que toi — quand tu partais vivre avec ta mère derrière l’au-delà. Crois-tu que, si nous en rencontrions, ils se montreraient ? Ou prendraient-ils la fuite ? »
V. R. T. : « Ils ont peur. »
Moi : « De nous ? »
V. R. T. : (Pas de réponse.)
Moi : « Est-ce parce que les colons en ont tué tellement ? »
V. R. T. (Vivement) : « Le Peuple libre n’est pas méchant. Il ne vole que si les autres possèdent en abondance. Il travaille. Il sait élever du bétail. Trouver des chevaux. Faire fuir le renard de feu. »
Moi : « Tu sais bien que je ne tirerais pas sur l’un d’eux, n’est-ce pas ? Je veux seulement leur poser des questions, les étudier. Tu as lu l’Introduction à l’anthropologie culturelle de Miller. Tu as remarqué que les anthropologues ne font jamais de mal à ceux qu’ils étudient. »
V. R. T. : (Il me regarde sans rien dire.)
Moi : « Crois-tu que ceux du Peuple libre ont peur de nous parce que je tire sur le gibier ? Ça ne veut pas dire que je tirerais aussi sur eux. »
V. R. T. : « Vous laissez la viande sur le sol ; vous pourriez la suspendre aux arbres pour que le Peuple libre et les Enfants de l’ombre puissent aller la chercher. Au lieu de cela, vous la laissez au sol et le tigre-tue et l’ours-goule suivent nos traces. »
Moi : « Ah, c’est ça qui te préoccupe ? S’il reste un peu de viande et que je te donne une corde, tu l’accrocheras pour moi ? Veux-tu ? »
V. R. T. : « Oui… Docteur Marsch… ? »
Moi : « Qu’y a-t-il ? »
V. R. T. : « Croyez-vous que je pourrais devenir anthropologue ? »
Moi : « Pourquoi pas ? Tu es un garçon intelligent. Mais il faudrait que tu étudies beaucoup, et que tu ailles à l’université. Quel âge as-tu ? »
V. R. T. : « Seize ans maintenant. Je sais, pour l’université. »
Moi : « Tu parais plus que ça. J’aurais dit au moins dix-sept ans. Tu calcules en années de la Terre ? »
V. R. T. : « Non. En années de Sainte-Anne. Elles sont un peu plus longues, et de plus ceux du Peuple libre grandissent plus rapidement. Je pourrais paraître plus vieux si je voulais, mais je n’ai pas voulu trop changer depuis le moment où vous m’avez vu pour la première fois et où vous avez loué notre bateau. Mais vous croyez vraiment que je pourrais aller à l’université ? »
Moi : « J’en suis sûr. Mais je n’ai pas dit que tu pourrais y entrer directement. Tes études n’ont sans doute pas été suffisantes, et il faudrait que tu les complètes pendant plusieurs années. Il te faudrait apprendre au moins les rudiments d’une langue étrangère. Mais j’oubliais que tu connais un peu de français. »
V. R. T. : « Oui, je connais un peu de français. Est-ce qu’il s’agirait surtout de lire ? »
Moi (Hochant la tête) : « Oui, surtout. »
V. R. T. : « Je sais ce que vous devez penser. Vous pensez que je n’ai aucune éducation parce que je parle d’une drôle de façon, mais c’est mon père qui m’a appris à m’exprimer ainsi. Pour soutirer de l’argent aux gens. Je peux parler autrement si j’en ai envie. Vous ne me croyez pas ? »
Moi : « Tu t’exprimes très bien en ce moment. Je crois que tu m’imites, n’est-ce pas ? »
V. R. T. : « Oui. J’ai appris à parler comme vous. Et maintenant, écoutez : Vous connaissez le Dr Hagsmith ? Je vais faire le Dr Hagsmith. » (Imitant parfaitement la voix du Dr Hagsmith :) « Tout est faux, docteur Marsch. Tout n’est qu’une illusion. Attendez, permettez-moi de vous raconter une histoire. Jadis, durant les longs jours de la contemplation, quand Coureur des pistes était le shaman des abos, il y avait une fille appelée Trois visages. Une fille abo, voyez-vous, et elle avait utilisé l’argile colorée que les abos trouvent à proximité de la rivière pour se peindre un visage sur chaque sein. L’un de ces visages disait éternellement Non ! — c’était le sein gauche — et l’autre, celui de droite, disait Oui ! Un jour, elle rencontra un bouvier derrière l’au-delà. Il tomba amoureux d’elle, et elle tourna son sein droit vers lui. Ils restèrent couchés tous les deux dans cette obscurité si dense que l’on ne trouve que derrière l’au-delà, et il lui demanda d’aller vivre avec lui. Elle répondit qu’elle voulait bien, et qu’elle apprendrait à faire la cuisine, à tenir une maison et à faire toutes les choses que font les femmes humaines. Mais quand le soleil se leva, il dormait toujours, et quand il se réveilla, il vit qu’elle était partie se laver dans la rivière — ce qui est synonyme d’oubli dans les contes, voyez-vous. Elle n’avait plus maintenant qu’un seul visage, son visage réel. Et quand il lui rappela toutes les choses qu’elle lui avait promises dans le noir, elle le regarda sans rien dire ; et quand il essaya de la prendre dans ses bras, elle s’enfuit en courant. »