Moi : « Voilà un morceau de folklore fort intéressant, Dr Hagsmith. Et c’est la fin de l’histoire ? »
V. R. T. : « Non. Quand le bouvier commença à s’habiller — après le départ de la fille — il s’aperçut qu’il avait les images des deux visages imprimés sur sa poitrine. Le Oui ! sur son sein gauche, et le Non ! sur son sein droit. Il mit sa chemise par-dessus et galopa jusqu’à Frenchman’s Landing, où il y avait un homme qui faisait des tatouages. Il lui fit retracer les deux visages avec son aiguille à tatouer. On dit qu’à la mort du bouvier, le croque-mort lui découpa la peau de sa poitrine, et qu’il a conservé le double visage de Trois visages, enroulé avec de la cardamome dans le tiroir de son bureau et attaché avec un ruban noir. Mais ne me demandez pas si c’est vrai : je ne l’ai jamais vu. »
21 avril. L’effort supplémentaire de veiller la moitié de la nuit pour protéger nos mules est devenu intolérable. Ce soir — dans un petit moment — j’ai l’intention de tuer au moins l’un des prédateurs qui nous suit depuis dix jours. J’ai blessé un poney-prince à une patte, pour l’attraper. Il est attaché dans la clairière à un piquet, au-dessous de moi. J’écris ces lignes installées à la fourche d’un arbre, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, avec mon gros fusil et ce journal pour me tenir compagnie. La nuit est extrêmement claire. Sainte-Croix est suspendue dans le ciel comme une grosse lumière bleue.
Deux heures plus tard. Rien de nouveau à part un fennec à peine entrevu. Ce qui me tracasse le plus, c’est que je sais, je suis absolument certain — appelez ça de la télépathie, ou tout ce que vous voudrez — que pendant que je suis ici, le gosse est avec cette femme qui lui a déjà rendu visite. Il est censé garder les mules. La fille est saint-annoise. J’ai commencé par le soupçonner seulement, mais maintenant, j’en suis sûr. Il m’a raconté cette histoire pour me mettre le nez dedans, et de toute façon qui d’autre pourrait vivre dans ces collines déshéritées ? Il suffirait qu’il lui explique que je ne veux pas lui faire du mal, et l’expédition serait un succès. Je deviendrais célèbre. Je pourrais descendre de mon arbre et les surprendre (je sais qu’elle est avec lui : je les entends presque). Cependant, l’odeur de l’ours-goule parvient déjà à mes narines. Ils resteraient collés, tous les deux — quand le gosse se lavait dans la rivière, j’ai remarqué qu’il n’était pas circoncis. Si je les surprenais ainsi, je crois bien que je les tuerais tous les deux.
Plus tard. Il y a un nouveau prisonnier, cinq cellules plus bas que la mienne, je crois. De le voir amener m’a peut-être évité de perdre la raison. Je ne l’en remercie pas pour autant. Après tout, la santé d’esprit n’est que la raison appliquée aux affaires humaines, et quand cette raison, utilisée pendant des années, n’a eu pour résultat que le désastre, la destruction, le désespoir, la misère, la famine et le pourrissement, l’esprit a raison de l’abandonner. Cette décision de renoncer à la raison, je le comprends maintenant, est non pas le dernier, mais le premier acte de raison. Et cette déraison qu’on nous enseigne à redouter tellement ne consiste à rien d’autre qu’à réagir naturellement et instinctivement plutôt que la manière sophistiquée et acquise culturellement que l’on appelle la manière raisonnable. Un fou dit des choses insensées parce que, comme un chat ou un oiseau, il est trop sensé pour dire des choses raisonnables.
Ce nouveau prisonnier est un homme assez gros, d’âge moyen. C’est probablement un homme d’affaires, du genre de ceux qui travaillent au compte des autres. Ma bougie s’est consumée, et j’étais assis la tête dans les genoux quand le bruit — nous n’avons pas le verre épais, incassable et insonorisant, qu’ils ont dans les guichets de portes du haut, mais seulement une plaque grillagée — est parvenu à moi. J’ai cru d’abord que c’était le gardien qui m’apportait ma soupe, et je me suis agenouillé devant la porte pour le regarder arriver. Mais il y avait deux gardiens, cette fois-ci ; celui de d’habitude, avec sa torche, et un autre, en uniforme, qu’on aurait pu prendre pour un soldat. À deux, ils soutenaient notre prisonnier grassouillet à l’air terrorisé, et s’avançaient en crabe dans l’étroit passage. Il avait l’air si pâle que j’éclatai de rire en le voyant (ce qui le terrifia davantage). Le guichet est si petit que je ne pouvais pas lui montrer à la fois mes yeux et les lèvres ; mais je les lui laissai voir tour à tour pendant qu’il passait devant ma porte, en lui criant : « Qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait ? » Et il sanglotait : « Rien du tout ! Rien du tout ! » ce qui me faisait rire encore plus, pas à cause de lui mais à cause de moi, parce que je savais de nouveau parler, parce qu’il n’avait rien à voir avec moi, qu’il ne faisait aucunement partie de moi, ni de l’université, ni de Sainte-Anne, ni de la maison où je logeais, ni de la Cave Canem, ni de la boutique poussiéreuse où j’avais acheté mon ustensile de cuivre, mais que c’était juste un gros homme à moitié mort de peur, qui ne signifiait rien et serait mon voisin et rien d’autre pour moi.
J’ai été de nouveau interrogé, mais pas comme d’habitude. Quelque chose de différent était dans l’air, j’ignore exactement quoi. Il commença par m’attaquer comme d’habitude, puis il s’adoucit, m’offrit une cigarette — chose qu’il n’avait pas faite depuis des semaines — et alla jusqu’à réciter un petit poème satirique ridiculisant les diplômes académiques, ce qui signifiait qu’il était de bonne humeur. Je décidai d’en profiter pour lui demander une autre cigarette. À mon grand étonnement, il me l’accorda et, après cela, au lieu de me poser d’autres questions, il se lança dans un long sermon sur les bienfaits du gouvernement de Sainte-Croix, comme si j’avais fait une demande de naturalisation. Puis, il me fit remarquer que je n’avais été ni torturé ni drogué, ce qui est parfaitement exact. Il attribuait cela à la noblesse et à l’humanité innées chez tous les Croix-codiles au menton pointu et aux épaules voûtées, mais mon opinion personnelle est que c’est plutôt dû à une espèce d’arrogance, au sentiment qu’ils ont qu’ils n’ont pas besoin de ces choses et qu’ils peuvent briser qui ils veulent en se passant d’elles.
Il me dit quelque chose dans cet ordre d’idées qui m’intéressa : qu’un certain docteur qu’ils connaissaient et qui coopérait avec eux quand ils avaient besoin de lui aurait pu me tirer tous les renseignements qu’ils voulaient en quelques minutes. Il semblait s’attendre à ce que je réagisse d’une certaine manière à sa remarque. Cela aurait pu vouloir dire qu’ils ne s’intéressaient plus à mon cas, mais cela paraissait improbable car certaines questions indirectes avaient été glissées dans notre entretien ; ou encore, qu’ils avaient déjà eu des renseignements de source différente, mais cela aussi paraît improbable car il n’y a pas d’autre source. La meilleure interprétation est à mon avis que ce docteur a cessé d’être disponible, et comme je pensais, ou du moins je me doutais (par un éclair d’intuition, ou à cause de quelque chose qui avait été dit plus tôt, je ne sais plus) que je savais qui il était, je fis remarquer que c’était dommage qu’ils ne m’aient pas interrogé sous l’effet des drogues pendant qu’ils en avaient la possibilité, car cela leur aurait peut-être prouvé mon innocence, mais que j’étais sûr qu’ils trouveraient bientôt quelqu’un d’aussi compétent.