« Non, il était unique. Un artiste. Nous pourrions trouver quelqu’un d’autre, bien sûr, mais il faudrait aller jusqu’à la capitale pour trouver quelqu’un à moitié aussi compétent. »
« Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider », déclarai-je. « Le propriétaire d’un endroit appelé La maison du chien. Il ne pose certainement pas beaucoup de questions sur ce qu’on lui demande de faire, et il jouit d’une très grande réputation. »
Le regard qu’il me lança était suffisamment éloquent. Le maître de la maison close est mort.
J’aurais pu lui dire — mais il ne m’aurait pas cru — qu’il aurait affaire au même homme s’il engageait son fils à sa place ; mais il ne fait aucun doute que le fils est en prison maintenant, peut-être à quelques mètres de moi. Sa tante — biologiquement parlant sa fille, mais j’utiliserai les mêmes désignations que la famille, pour éviter toute confusion — doit être à l’heure qu’il est en train de faire des démarches pour essayer de le sortir de là.
Peut-être (c’est la première fois que l’idée me vient à l’esprit) va-t-elle s’efforcer de me faire relâcher aussi. Elle possède une intelligence réelle en même temps qu’un esprit fascinant, et nous avons eu de longues conversations — souvent avec une ou plusieurs de ses « filles », comme elle les appelait, en guise d’auditoire. Où êtes-vous maintenant, Tante Jeannine ? Savez-vous qu’ils m’ont pris ? Elle pensait, bien qu’elle s’en défendît, que les Saint-Annois ont dévoré et remplacé l’homo sapiens. C’est l’hypothèse de Veil, et Veil c’est elle. Sa théorie a servi pendant des années à discréditer les autres positions hétérodoxes sur la population de Sainte-Anne. Mais qui, alors, Tante Jeannine, est le Peuple libre ? Des conservateurs qui ont refusé d’abandonner leur ancien mode de vie ? La question n’est pas, comme je l’avais cru à un moment, de savoir dans quelle mesure la pensée des Enfants de l’ombre exerce une influence sur la réalité, mais dans quelle mesure la nôtre l’exerce. J’ai relu l’entretien avec Mrs Blount — une centaine de fois au moins pendant que j’étais dans les collines — et je sais qui peut être le Peuple libre. J’appelle cela le Postpostulat de Liev. Je suis Liev. Et je suis parti.
Le nouveau détenu a parlé. Il a demandé s’il y avait quelqu’un dans les autres cellules, et comment ils s’appelaient, si on allait nous donner à manger, s’il était possible d’avoir des couvertures, et une foule d’autres choses. Bien sûr, personne ne lui a répondu. Quiconque est surpris en train de parler est battu. Au bout d’un moment, quand je fus sûr que le gardien s’était éloigné, je le mis au courant. Il resta alors silencieux pendant un long moment, puis me demanda d’une voix qu’il croyait très faible et discrète : « Qui est le fou qui a ri ainsi quand ils m’ont amené ? » Mais le gardien était déjà de retour, et le prisonnier grassouillet hurla comme un lapin-lape dans un nœud coulant quand ils l’extirpèrent de sa cellule pour lui donner le fouet. Pauvre type.
Incroyable ! Vous ne devinerez jamais où je suis ! Allez-y… je vous le donne en mille.
C’est idiot, bien sûr, mais je vais vous le dire. Je suis de retour à l’ancien 143, mon ancienne cellule au-dessus du sol, avec un matelas et une couverture, et le jour qui passe par la fenêtre. J’ai l’impression d’être dans un véritable palais, même s’il n’y a pas de vitre et que le froid pénètre comme en bas.
Quarante-sept a commencé à cogner au tuyau environ une heure après mon arrivée ici. Il avait entendu je ne sais quels bruits sur ma réintégration, et me félicitait. Il dit que cette cellule est restée vide pendant toute mon absence. J’ai perdu l’os dont je me servais, mais j’ai répondu de mon mieux avec mes phalanges. Le prisonnier à côté de moi sait aussi que je suis revenu. Il s’est mis à cogner et à gratter sur le mur qui nous sépare comme il faisait avant, mais il n’a pas encore réussi à apprendre le code, ou bien il en utilise un autre que je ne sais pas déchiffrer. Les bruits sont si variés que parfois j’ai l’impression qu’il essaie de les faire parler.
Le lendemain. Est-ce que ça signifie qu’ils vont me relâcher ? J’ai fait mon meilleur repas hier soir depuis mon arrestation. Soupe aux haricots, épaisse, avec de vrais morceaux de lard dedans. Thé avec du citron et du sucre. Ils m’ont donné un grand pot en étain, et il y avait du lait avec le pain ce matin. Puis ils m’ont sorti de ma cellule pour me faire prendre une douche dans la salle des douches avec cinq autres. Insecticide dans les cheveux, la barbe et le pubis. J’ai une nouvelle couverture, presque propre, meilleure en tout cas que celle que j’avais avant. Je l’ai passée autour de mes épaules pendant que j’écris. Pas parce que j’ai froid, mais juste pour la sentir.
Nouvel interrogatoire. Cette fois-ci pas par Constant, mais par quelqu’un que je n’avais jamais vu et qui s’est présenté comme Mr Jabez. Assez jeune, bien habillé en civil. Il m’a offert une cigarette et déclaré qu’il risquait le typhus en me parlant — il aurait dû voir dans quel état j’étais avant qu’ils me laissent me laver. Quand je lui demandai une autre couverture et du papier, il me montra qu’il possédait quelques-unes des pages que j’avais déjà écrites dans son dossier, et il se plaignit du travail que cela demanderait pour les recopier. Comme je savais qu’il n’y avait rien de compromettant pour moi, je lui ai suggéré de les faire plutôt photocopier (il semblait dire que c’était possible) pour les envoyer à ses supérieurs. Mais je crois que je ne devrais pas les laisser s’emparer de celles que j’ai ici. Depuis quelque temps, je laisse mon imagination vagabonder un peu trop librement sur ma vie avec mes parents sur la Terre. — À dire la vérité, j’envisageais d’écrire un roman : un grand nombre de livres ont été écrits en prison — et cela risquerait de porter préjudice à mon affaire. Je détruirai ces pages à la première occasion.
Minuit ou plus. Heureusement, ils m’ont laissé les allumettes et les bougies, sinon je ne pourrais pas rédiger ces notes. Je m’étais endormi quand un gardien est venu me secouer par les épaules pour me dire qu’on me « demandait ». Ma première pensée fut que j’allais mourir, mais il souriait d’une manière sarcastique qui rendait la chose improbable, et je me dis qu’ils allaient plutôt me faire subir quelque indignité à moitié comique, comme me raser la tête.
Le gardien me conduisit tout au bout de la zone des cellules dans une petite chambre. Il y avait là Célestine Étienne, la fille qui habitait chez Mme Duclose. Ce devait être l’été dehors car elle était habillée comme pour assister à la messe du soir par un dimanche de juillet : une robe rose sans manches, des gants blancs et une capeline. Je sais que je la comparais à une cigogne, mais la vérité est qu’elle m’apparaissait comme une créature ravissante maintenant, avec ses grands yeux mauves apeurés. Elle se leva à mon entrée en me disant : « Oh, docteur, comme vous avez maigri. »