Cette nuit-là, et cette fois-ci je suis tout à fait certain qu’il s’agissait de la même nuit, c’est-à-dire celle où j’ai rêvé pour la première fois des abos, la structure de mes entretiens avec lui, qui depuis quelque temps étaient devenus une succession que je croyais immuable de conversation, hologrammes, associations libres et enfin congé, se modifia. Après la conversation préliminaire qui avait pour but, j’en suis sûr, de me mettre à l’aise (ce à quoi elle échouait régulièrement), il me demanda de remonter une de mes manches et de m’allonger sur une vieille table d’auscultation. Puis il me fit regarder le mur, c’est-à-dire une série d’étagères chargées de volumes défraîchis. Je sentis qu’une aiguille s’enfonçait à l’intérieur de mon bras, mais ma tête étant maintenue, je ne pouvais ni me redresser ni regarder ce qu’il faisait. Puis l’aiguille fut retirée et je reçus l’ordre de rester tranquillement allongé.
Après ce qui me parut être une période de temps considérable, au cours de laquelle mon père me soulevait parfois les paupières pour examiner mes yeux, ou me prenait le pouls, quelqu’un se mit à parler dans un endroit éloigné de la pièce et à raconter une histoire très longue et très confuse. Mon père prenait des notes sur ce qui était dit et de temps en temps se penchait pour me poser une question à laquelle je jugeais inutile de répondre puisque celui qui parlait s’en chargeait pour moi.
La drogue qu’il m’avait injectée ne perdait pas, comme je l’avais imaginé, graduellement sa force à mesure que les heures passaient. Au contraire, elle semblait m’éloigner de plus en plus de la réalité et du mode de conscience le plus apte à préserver l’individualité de la pensée. Le cuir râpé de la table d’auscultation disparut de dessous moi pour être remplacé tantôt par le pont d’un navire, tantôt par l’aile d’une colombe battant bien haut au-dessus du monde ; quant à la voix que j’entendais, je ne me souciais plus de savoir si c’était la mienne ou celle de mon père. Elle était d’une tonalité parfois haute, parfois basse, mais parfois j’avais l’impression de parler des profondeurs d’une poitrine bien plus vaste que la mienne, et sa voix, accompagnée par le bruissement des pages de son carnet, pouvait ressembler aux cris aigus et perçants des enfants qui jouaient dans les rues tels que je les entendais l’été quand je passais la tête par les hublots à la base de la coupole de la bibliothèque.
Cette nuit-là, le cours de mon existence changea de nouveau. Les drogues — car il semblait y en avoir plusieurs, et bien que l’effet que je viens de décrire fût le plus habituel, il y avait aussi des moments où il m’était impossible de rester allongé, où je courais de tous les côtés pendant des heures tout en parlant et où je sombrais dans des rêves délicieux ou incroyablement effrayants — avaient des répercussions sur ma santé. Je me réveillais souvent le matin avec un mal de tête qui me faisait atrocement souffrir toute la journée, et j’étais sujet à des périodes de nervosité et d’appréhension extrêmes. Ce qui était le plus terrifiant de tout, c’était que des sections entières de la journée disparaissaient parfois, et que je me retrouvais éveillé, habillé, en train de lire ou de me promener ou même de parler sans avoir aucun souvenir de tout ce qui s’était passé depuis le moment où j’étais allongé murmurant des choses au plafond dans la bibliothèque de mon père la nuit précédente.
Les cours que je prenais avec David ne cessèrent pas complètement, mais d’une certaine manière le rôle de Mr Million et le mien se trouvaient maintenant inversés. C’était moi, désormais, qui insistais pour que les cours aient lieu chaque fois que c’était possible ; et c’était moi aussi qui choisissais les matières et qui, la plupart du temps, posais les questions à David et à Mr Million. Mais souvent, quand ils étaient à la bibliothèque ou dans le parc, je restais à lire dans mon lit, et plus d’une fois, je crois, je restai à lire et à étudier au lit depuis le moment où j’avais repris conscience entre mes draps jusqu’à celui où le valet de mon père venait à nouveau me chercher.
Les entretiens de David avec mon père, je dois le faire remarquer ici, connurent les mêmes modifications que les miens, et aux mêmes époques ; mais comme ils étaient moins fréquents — ils le devinrent de moins en moins à mesure que les cent jours de l’été s’étiraient en automne et se transformaient finalement en un long hiver — et qu’il paraissait dans l’ensemble présenter moins de réactions néfastes aux drogues, leur effet sur lui était beaucoup moins important.
S’il doit y avoir un moment où cela fut concrétisé, c’est au cours de cet hiver-là que mon enfance prit fin. Mon nouvel état de santé précaire m’empêchait de me livrer à des activités enfantines, et m’encourageait dans mes expériences sur les petits animaux et dans mes dissections des corps que Mr Million me fournissait, succession sans fin d’yeux et de bouches béants. Également, je lisais ou j’étudiais comme je l’ai dit, pendant des heures interminables ; ou bien je restais simplement allongé, les mains croisées sous la nuque, en essayant de me rappeler, des jours durant peut-être, les récits que je m’entendais faire à mon père. Ni David ni moi ne pouvions nous souvenir de suffisamment de choses pour bâtir même une théorie cohérente sur la nature des questions qu’il nous posait, mais je conserve encore, fixées dans ma mémoire, certaines scènes que je suis sûr de n’avoir jamais vues en fait, et je suis convaincu qu’il s’agit là de visualisations de suggestions chuchotées tandis que je plongeais et remontais dans ces états de conscience altérés.
Ma tante, qui antérieurement s’était tenue tellement à distance, me parlait maintenant dans les couloirs et me rendait même visite au dortoir. J’avais appris que c’était elle qui s’occupait des arrangements intérieurs de notre maison, et par son entremise je pus faire installer un petit laboratoire personnel dans la même aile. Mais je passai l’hiver, ainsi que je l’ai dit, presque entièrement à ma table de dissection et dans mon lit. La neige s’accumulait jusqu’à la moitié de la fenêtre et s’accrochait aux tiges nues du jasmin de Virginie. Les clients de mon père, lors des rares occasions que j’avais de les voir, arrivaient avec des bottes mouillées et de la neige sur leurs épaules et leur chapeau, et soufflaient, le visage rouge, en époussetant leur veste. Les orangers n’étaient plus là, la terrasse ne servait plus et la cour sous notre fenêtre n’était animée que tard dans la nuit quand une demi-douzaine de clients et leurs protégées, poussant des clameurs d’hilarité sous l’effet du vin, se livraient à des batailles de boules de neige qui se terminaient invariablement par le déshabillage des filles qu’ils faisaient rouler nues dans la neige.
Le printemps me surprit, comme c’est toujours le cas avec ceux qui passent la plus grande partie de leur vie à l’intérieur. Un jour, alors que je pensais, si tant est que j’étais encore capable de penser, en termes d’hiver, David ouvrit toute grande la fenêtre et insista pour que je descende avec lui dans le parc — et ce fut avril. Mr Million nous accompagna, et je me souviens que lorsque nous sortîmes dans le petit jardin qui donnait sur la rue, un jardin que j’avais vu pour la dernière fois envahi par la neige mais qui maintenant resplendissait de bulbes précoces et du tintement cristallin du jet d’eau, David tapota le chien de fer sur son museau sardonique et récita :
Je fis une remarque banale sur son erreur de calcul. « Oh non. Le vieux Cerbère a quatre têtes, tu ne le sais pas ? La quatrième, c’est son pucelage, et il est si cabot qu’aucune chienne n’a voulu le lui ôter. » Même Mr Million gloussa de rire, mais je pensai par la suite, en voyant le teint resplendissant de David et les prémices de l’âge adulte déjà apparentes dans le maintien de ses épaules, que si, comme je l’avais toujours pensé, les trois têtes représentaient Maître, Madame et Mr Million, c’est-à-dire mon père, ma tante et mon précepteur, alors il faudrait bientôt en ajouter une autre pour David lui-même.