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Le parc devait être un paradis pour lui, mais j’étais si peu en forme que je le trouvai sinistre et passai la plus grande partie de la matinée recroquevillé sur un banc à regarder David jouer au squash. Vers midi, je fus rejoint, pas sur mon banc, mais sur un autre suffisamment près pour que s’établisse un lien de proximité, par une fille aux cheveux bruns qui avait une cheville dans le plâtre. Elle avait été amenée là, sur des béquilles, par une sorte de nurse ou de gouvernante qui s’assit, délibérément j’en suis sûr, entre elle et moi. Cette femme déplaisante, cependant, était trop raide pour que son manège réussisse entièrement. Elle était assise au bord du banc, tandis que la jeune fille, avec sa jambe plâtrée tendue devant elle, s’appuyait contre le dossier et me laissait apercevoir son profil, qui était très beau. De temps à autre, quand elle se tournait vers la créature qui l’accompagnait pour faire une remarque, je pouvais étudier son visage tout entier : lèvres carminées, yeux violets, un visage rond plutôt qu’ovale, avec une pointe de cheveux noirs qui divisaient son front ; des sourcils arqués et délicats, et de longs cils recourbés. Lorsqu’une vendeuse ambulante, une vieille femme, arriva en vendant des rouleaux cantonais (plus longs que la main, et encore si chauds qu’il fallait les manger avec de grandes précautions, comme s’ils étaient vivants en quelque sorte), je fis d’elle ma messagère et en même temps que j’en achetais un pour moi je l’envoyai avec deux de ces friandises brûlantes vers la jeune fille et le monstre qui l’escortait.

Le monstre, bien sûr, refusa ; la jeune fille, je fus charmé de le constater, supplia ; ses grands yeux et ses joues brillantes proclamaient éloquemment des arguments que j’étais malheureusement trop loin pour entendre, mais que je pouvais suivre comme une pantomime : ce serait une insulte gratuite à un inconnu sans reproche que de refuser ; elle avait faim, et de toute façon elle avait voulu s’en acheter un — quel gaspillage que de les rejeter alors qu’ils étaient offerts gratuitement ! La marchande, visiblement heureuse de son rôle d’intermédiaire, se déclara sur le point de pleurer à l’idée d’être obligée de me rembourser mon or (en réalité un tout petit billet presque aussi graisseux que le papier dans lequel elle enveloppait sa marchandise, et considérablement plus sale), et finalement leurs voix devinrent assez fortes pour que je puisse entendre celle de la jeune fille, qui était claire et bien timbrée.

Elles finirent, naturellement, par accepter ; le monstre m’accorda un signe de tête glacé, et la jeune fille me fit un clin d’œil derrière son dos.

Une demi-heure plus tard quand David et Mr Million, qui le regardait jouer, me demandèrent si je voulais aller déjeuner, je répondis oui, pensant que quand nous reviendrions je pourrais m’asseoir un peu plus près de la jeune fille sans paraître trop audacieux. Nous mangeâmes (très impatiemment pour ma part, je le crains) dans une petite taverne près du marché aux fleurs ; mais quand nous fûmes de retour au parc, la jeune fille et sa gouvernante n’étaient plus là.

Nous rentrâmes à la maison, et environ une heure plus tard mon père m’envoya chercher. Je partis avec une certaine appréhension, car il était beaucoup plus tôt qu’à l’accoutumée pour notre entretien. Les premiers clients n’étaient pas encore arrivés, en fait, alors qu’habituellement je ne le voyais qu’après le départ du dernier. Mais mes craintes n’étaient pas fondées. Il commença par me demander des nouvelles de ma santé, et quand je lui répondis qu’elle semblait meilleure qu’elle ne l’avait été pendant le reste de l’hiver, il commença, d’une voix affectée et même grandiloquente, aussi différente de son ton abrupt habituel qu’on peut l’imaginer, à me parler de ses affaires et de la nécessité où se trouvait un jeune homme de mon âge de préparer son avenir. Il ajouta : « Je crois que tu es un érudit en matière de sciences. »

Je répondis que j’espérais en être un de manière modeste et je me préparai aux reproches habituels sur l’inutilité d’étudier la chimie ou la biophysique dans un monde comme le nôtre où les bases industrielles étaient si étroites, et pour entrer dans l’administration on n’a pas besoin de ça, et ça ne vous apprend même pas le commerce, et ainsi de suite. Mais au lieu de cela, il me dit : « Je suis heureux de t’entendre parler ainsi. Pour être franc, j’avais demandé à Mr Million de t’encourager dans cette voie autant qu’il pouvait. C’est ce qu’il aurait fait de toute façon, j’en suis sûr ; il avait déjà agi ainsi avec moi. Ces études ne seront pas seulement une grande source de satisfaction pour toi, mais elles… » il s’interrompit, s’éclaircit la voix et passa ses deux mains sur son visage et sur son crâne… « te serviront d’innombrables manières. Elles constituent, pour ainsi dire, une tradition de famille ».

Je déclarai, très sincèrement, que j’étais heureux de l’entendre dire cela.

« As-tu vu mon labo ? Derrière ce grand miroir, là. »

Je ne l’avais pas vu, mais je connaissais l’existence d’une série de pièces derrière le miroir coulissant de la bibliothèque, et les domestiques parlaient parfois du « dispensaire » de mon père, où il examinait chaque mois les filles qu’il employait et à l’occasion prescrivait des traitements pour les « amis » de ceux de nos clients qui, fort imprudemment, n’avaient pas confiné leurs visites à notre seul établissement. Je déclarai que je serais très heureux de le visiter.

Il sourit : « Mais nous nous écartons de notre sujet. La science est d’une grande valeur, mais tu t’apercevras, comme je l’ai fait, qu’elle consomme beaucoup plus d’argent qu’elle n’en produit. Tu auras besoin de livres et d’appareils et de nombreuses autres choses, en même temps que de gagner ta vie. Nous avons une affaire qui n’est pas infructueuse, et bien que j’espère vivre encore longtemps — en partie grâce à la science — tu en es l’héritier, et elle sera à toi un jour…

(Ainsi j’étais plus vieux que David !)

« … chaque phase de notre activité. Aucune, crois-moi, n’est sans importance. »

J’avais été si surpris, et en fait transporté, par ma découverte, que j’avais manqué une partie de ce qu’il avait dit. Je hochai gravement la tête, ce qui me paraissait la meilleure chose à faire.

« Parfait. Je veux que tu commences par répondre à la porte d’entrée. C’est une des domestiques qui s’en chargeait, et pendant le premier mois environ elle restera avec toi, car il y a beaucoup plus à apprendre que tu ne crois. Je vais le dire à Mr Million, et il prendra toutes les dispositions. »

Je le remerciai, et il m’indiqua que l’entretien était terminé en ouvrant la porte de la bibliothèque. J’avais peine à croire, en sortant, que c’était le même homme qui avait dévoré ma vie aux petites heures de presque chaque matin.

Je n’avais pas fait de rapprochement entre cette soudaine élévation de statut et les événements du parc. Mais je me rends compte maintenant que Mr Million, qui a, littéralement, des yeux derrière la tête, dut annoncer à mon père que j’avais atteint l’âge où les désirs de l’enfance, subliminalement attachés aux figures parentales, commencent de manière à demi consciente à s’évader du cercle de la famille.

Quoi qu’il en soit, je débutai le soir même dans mes nouvelles fonctions et devins ce que Mr Million appelait « l’hôte d’accueil » et David le « portier » de l’établissement, assumant ainsi de manière pratique le rôle symboliquement exécuté par le chien de fer du jardin. La servante qui avait précédemment exercé ces fonctions, une jolie fille appelée Nerissa, qui avait été choisie pas seulement pour sa beauté mais aussi parce qu’elle était solidement charpentée, avec des épaules plus larges que celles de la plupart des hommes et un visage large et souriant, resta, comme mon père l’avait promis, pour m’aider. Notre travail n’était pas difficile, car les clients de mon père étaient tous des hommes jouissant d’une certaine position sociale, peu enclins aux discussions ou aux démonstrations bruyantes, sauf quand ils étaient particulièrement ivres ; et pour la plupart, ils avaient déjà visité notre maison des douzaines, sinon dans quelques cas des centaines de fois même. Nous les appelions par des surnoms utilisés seulement ici (dont Nerissa m’informait à voix basse tandis qu’ils remontaient l’allée), et nous pendions leurs manteaux avant de les diriger — ou si nécessaire, les conduire — vers les différentes parties de l’établissement. Nerissa se trémoussait (spectacle formidable, observais-je, pour la plupart des clients à l’exception des plus héroïquement bâtis), se laissait pincer les fesses, acceptait des pourboires, et me parlait ensuite, pendant les périodes creuses, des fois où elle avait été « appelée en haut » à la requête de quelque amateur de proportions, et de l’argent qu’elle s’était fait alors. Je riais des plaisanteries et je refusais les pourboires de façon à bien faire comprendre aux clients que je faisais partie de la direction. La plupart n’avaient pas besoin qu’on le leur rappelle, et je m’entendais souvent dire que je ressemblais de façon incroyable à mon père.