Il aspira la fumée et ressentit de nouveau cette douleur sourde au milieu de la poitrine. Elle n’était pas nouvelle. C’était une source d’inquiétude depuis bientôt une année. Une douleur sourde qui lui souhaitait bonjour le matin mais s’estompait généralement assez vite dès qu’il sortait du lit. Le matelas sur lequel il dormait n’était pas de bonne qualité. Parfois, il avait mal dans tout le corps s’il restait trop longtemps au lit.
Il aspirait la fumée.
Espérait que ce n’était que le matelas.
Son portable sonna à l’intérieur de la poche de son imperméable pendant qu’il éteignait sa cigarette. C’était le chef de la police scientifique qui lui annonçait qu’ils étaient parvenus à déchiffrer l’inscription sur la pierre tombale et que celle-ci provenait de la Bible.
– Elle est tirée du psaume 64 de David, précisa-t-il.
– Oui, dit Erlendur.
– Préserve ma vie d’un ennemi terrifiant.
– Hein ?
– La pierre tombale porte l’inscription suivante : préserve ma vie d’un ennemi terrifiant. C’est un extrait des psaumes de David. Est-ce que ça peut vous être d’un quelconque secours ?
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– La photo portait deux types d’empreintes digitales.
– Oui, Sigurdur Oli me l’a déjà dit.
– Les premières sont celles du défunt mais les autres ne figurent pas dans nos registres. Elles ne sont pas très nettes. Et surtout très anciennes.
– Est-ce que vous pouvez voir avec quelle sorte d’appareil la photo a été prise ? demanda Erlendur.
– C’est impossible à dire. Mais je ne pense pas qu’il ait eu quoi que ce soit de spécial.
9
Sigurdur Oli gara la voiture sur le parking de la compagnie des transports d’Islande à un emplacement où il espérait qu’elle ne gênerait personne. Les camions étaient disposés en files sur le parking. On était en train d’en charger certains, d’autres étaient sur le départ et d’autres encore reculaient jusqu’aux entrepôts de la compagnie. Une odeur d’essence et de gazole emplissait l’air et un ronronnement assourdissant s’échappait des moteurs. Les employés et les clients s’affairaient sur le parking et à l’intérieur de l’entrepôt.
La météo nationale prévoyait que l’humidité continuerait. Sigurdur Oli tenta d’utiliser son imperméable pour se protéger de la pluie, il se le mit sur la tête et se dirigea à grandes enjambées vers l’entrepôt. On l’orienta vers un contremaître assis dans un petit bureau aux parois vitrées, qui vérifiait des papiers et semblait extrêmement occupé.
Le contremaître était un homme de très forte corpulence, vêtu d’une doudoune bleue dont il n’attachait qu’un seul bouton au niveau de la bedaine ; il tenait entre ses doigts le mégot d’un cigare. Il avait eu vent du décès de Holberg et déclara l’avoir assez bien connu. Il le décrivit comme une personne fiable, un chauffeur routier consciencieux qui avait parcouru les quatre coins du pays pendant des dizaines d’années et connaissait les moindres recoins du réseau routier islandais. Il ajouta que l’homme était secret, ne parlait jamais de lui-même de manière personnelle, ne s’était pas fait d’amis au sein de l’entreprise. Il ne savait pas quel métier il avait exercé auparavant et croyait qu’il avait toujours été chauffeur routier. En tout cas, d’après ce que Holberg avait laissé entendre. Célibataire, sans enfant, à sa connaissance. Il ne parlait jamais de ses proches.
– Enfin, c’est ce que je pense, déclara le contremaître comme pour conclure la conversation en tirant de la poche de sa doudoune un petit briquet à l’aide duquel il ralluma le mégot de cigare. C’est affreux, pffff, pffff, de s’en aller de cette façon, pfff.
– Avec qui entretenait-il le plus de relations ici ? demanda Sigurdur Oli en essayant d’éviter d’inhaler la fumée malodorante du cigare.
– Vous devriez aller parler à Hilmar et Gauji, c’est sûrement eux qui le connaissaient le mieux. Hilmar est là-bas. Il vient de la région de Reydarfjördur et allait parfois dormir chez Holberg dans le quartier de Nordurmyri quand il avait besoin de se reposer en ville. Il y a des règles relatives aux temps de repos auxquelles les conducteurs routiers doivent se conformer et cela nécessite qu’ils disposent d’un pied-à-terre en ville.
– Savez-vous s’il a dormi chez Holberg le week-end dernier ?
– Non, il était parti travailler dans l’est du pays. Mais peut-être qu’il a dormi chez lui le week-end d’avant.
– Verriez-vous quelqu’un qui aurait pu vouloir du mal à Holberg ? Des rivalités sur le lieu de travail ou bien…
– Non, non, rien de tel, pfff, pfff.
L’homme avait du mal à maintenir la cendre de son cigare allumée.
– Parlez-en à Hilmar, mon vieux. Il pourra peut-être vous aider.
Sigurdur Oli trouva Hilmar grâce aux indications du contremaître. Il se tenait devant l’une des portes de l’entrepôt et surveillait les opérations de déchargement d’un camion. Hilmar était un grand gaillard d’environ deux mètres de haut, musclé, rouquin, le teint rougeaud, barbu et des bras poilus sortaient de son T-shirt à manches courtes. Il paraissait avoir dans les cinquante ans. De vieilles bretelles bleues, démodées, retenaient un jean usé. On utilisait un petit monte-charge pour décharger le camion. Un autre camion recula vers la porte voisine avec le vacarme qui s’ensuivait ; au même moment, deux chauffeurs se klaxonnèrent sur le parking et laissèrent échapper un flot de jurons.
Sigurdur Oli se dirigea vers Hilmar et lui tapa doucement sur l’épaule mais le chauffeur ne se rendit pas compte de sa présence. Il frappa un peu plus fort et Hilmar se retourna enfin vers lui. Il vit que Sigurdur Oli s’adressait à lui mais il ne parvenait pas à entendre ses paroles et il abaissa vers lui ses yeux éteints. Sigurdur Oli haussa la voix mais cela ne servit à rien. Il cria encore plus fort et crut entrevoir dans le regard de Hilmar une étincelle indiquant qu’il avait compris mais il se trompait. Hilmar secoua simplement la tête en montrant ses oreilles.
Sigurdur Oli fit appel à toute son énergie, se redressa sur la pointe des pieds, hurla à tue-tête mais, à ce moment-là, s’installa un grand silence et ses paroles résonnèrent de toute leur force entre les murs du gigantesque entrepôt jusque sur le parking :
– AVEZ-VOUS COUCHÉ CHEZ HOLBERG ?
10
Il était occupé à ratisser les feuilles dans son jardin quand Erlendur s’approcha de lui. Ce ne fut qu’au bout d’un bon moment qu’il leva les yeux ; pendant tout ce temps, Erlendur s’était tenu à ses côtés et l’avait observé travailler avec ses mouvements ralentis de vieillard. Il essuya la goutte qui lui pendait au nez. Il semblait n’accorder aucune importance à la pluie ni au fait que les feuilles, collées les unes aux autres, n’étaient pas faciles à ramasser. Il ne se pressait pas, attrapait les feuilles avec un râteau et tentait de constituer de petits monticules. Il vivait toujours à Keflavik. C’était là qu’il était né et toujours resté.
Erlendur avait demandé à Elinborg de rassembler les renseignements le concernant et elle avait sorti la plupart des données disponibles sur le vieil homme dans le jardin : sa carrière dans la police, les observations qui avaient été faites sur son comportement et ses méthodes de travail – elles avaient été nombreuses au cours de sa longue carrière –, le désastre de l’affaire de Kolbrun et la façon dont il avait été rappelé à l’ordre concernant la manière dont il s’était occupé de cette affaire précise. Elle l’avait rappelé pour lui communiquer les renseignements pendant qu’il prenait son repas à Keflavik. Il s’était demandé s’il ne devait pas remettre cette visite au lendemain, puis avait conclu qu’il n’avait pas envie de passer son temps à faire des allées et venues sur cette route par ce temps déchaîné.