Partante pour la bagatelle ?
Elle lui dit d’une voix à peine audible qu’elle n’avait absolument rien fait du tout.
Il faut que vous parliez plus fort. Comment s’y est-il pris pour vous enlever votre petite culotte ?
Elle était certaine qu’il se moquait. Il la questionna avec brutalité, mit en doute ses déclarations, se comporta comme un goujat. Certaines de ses questions relevaient de la plus pure obscénité, de la pornographie. Il essayait de s’arranger pour faire croire qu’elle avait provoqué la chose, qu’elle avait voulu avoir des rapports sexuels avec l’homme puis, peut-être, qu’elle s’était ravisée mais qu’à ce moment-là, c’était trop tard, comprenez-vous, trop tard pour reculer dans ce genre de situation. Ça ne se fait pas d’aller au bal à Krossinn, d’allumer les hommes et de tout arrêter au beau milieu. Ça ne se fait pas, avait-il dit.
A la fin, elle se mit à pleurer en silence et ouvrit son petit sac à main duquel elle retira un sac plastique qu’elle tendit vers lui. Il ouvrit le sac et se saisit de sa petite culotte déchirée…
Runar lâcha le râteau et essaya de contourner Erlendur mais celui-ci lui barra la route et le plaqua contre le mur de la maison. Ils se regardèrent dans les yeux.
– Elle vous a remis une pièce à conviction. L’unique preuve qu’elle avait en sa possession. Elle était persuadée que Holberg avait laissé des traces derrière lui.
– Elle ne m’a jamais rien donné, grommela Runar. Fichez-moi la paix !
– Elle vous a remis sa petite culotte.
– Elle a menti.
– Ils auraient dû vous virer sur-le-champ à ce moment-là, répondit Erlendur. Espèce de vieille ordure !
Avec une expression de dégoût, il s’éloigna lentement de Runar qui restait collé au mur, comme un vieux débris.
– Je ne faisais que lui montrer ce qui l’attendait si elle persistait à vouloir porter plainte, dit-il d’une voix grinçante. Je lui rendais un service. Les cours de justice rigolent de ce genre de procès.
Erlendur se retourna, s’en alla en se demandant comment il était possible que Dieu – si tant est qu’Il existe – puisse avoir en Lui le désir de permettre à un homme comme Runar de vivre vieux comme Hérode tout en enlevant la vie à une petite fille de quatre ans.
Il avait l’intention de retourner voir la sœur de Kolbrun, mais fit d’abord un arrêt à la bibliothèque de Keflavik. Il marcha entre les étagères et parcourut du regard les rayonnages jusqu’à ce qu’il trouve la Bible. Erlendur en avait une assez bonne connaissance. Il ouvrit le livre au chapitre des psaumes de David, à la recherche du psaume 64. Il trouva le vers inscrit sur la pierre tombale. Préserve ma vie d’un ennemi terrifiant.
Sa mémoire ne l’avait pas trompé. L’inscription sur la pierre était la suite du premier vers du psaume. Erlendur en fit quelques relectures, caressa, pensif, les pages des psaumes et prononça la phrase à voix basse pendant qu’il se tenait au milieu des étagères.
Le premier vers du psaume était une invocation au Seigneur et Erlendur eut l’impression d’entendre les cris muets de la femme traverser les années.
Écoute, ô, Dieu, ma voix qui entonne sa plainte.
11
Erlendur approcha la voiture de la petite maison peinte en blanc recouverte de tôle ondulée et éteignit le moteur. Il resta assis dans le véhicule et termina sa cigarette. Il essayait de ralentir un peu sa consommation et parvenait à descendre à cinq par jour quand les choses se passaient bien. Celle-là portait le numéro huit de cette journée et il n’était pas encore trois heures.
Il sortit de la voiture, gravit les marches menant à la maison et appuya sur la sonnette. Il attendit un certain temps mais rien ne se produisit. Il sonna à nouveau mais il n’y eut aucun résultat. Il se colla à la fenêtre et vit le manteau vert, le parapluie et les bottines. Il sonna pour la troisième fois, blotti sur le pas de la porte en essayant de se protéger de la pluie. Tout à coup, la porte s’ouvrit et Elin le dévisagea.
– Laissez-moi tranquille ! Allez-vous-en ! Du balai !
Elle s’apprêtait à claquer la porte mais Erlendur la bloqua avec son pied.
– Nous ne sommes pas tous comme Runar, dit-il. Je sais que votre sœur a été traitée de façon injuste. Je suis allé parler avec Runar. Ce qu’il a fait est inexcusable mais on ne peut plus rien y changer maintenant. C’est un pauvre vieillard qui ne comprendra jamais en quoi ce qu’il a fait était mal.
– Voulez-vous me laisser tranquille !
– Il faut que je vous parle. Si je ne peux pas le faire de cette façon, alors je devrai vous faire amener au commissariat pour interrogatoire. Je souhaite éviter d’en arriver là. (Il sortit la photo prise dans le cimetière de la poche de son imperméable et l’introduisit dans l’entrebâillement de la porte.) J’ai trouvé cette photo chez Holberg, précisa-t-il.
Elin ne lui répondit pas. Un long moment s’écoula. Erlendur tenait la photo dans l’entrebâillement, mais ne voyait pas Elin qui continuait à appuyer sur la porte. Petit à petit, il sentit que l’étau qui lui enserrait le pied se relâchait et Elin attrapa la photo. Bientôt, la porte fut grande ouverte. La femme rentra dans la maison en tenant la photo à la main. Erlendur entra et referma doucement derrière lui.
Elin disparut à l’intérieur d’un petit salon et, pendant un instant, Erlendur se demanda s’il devait enlever ses chaussures toutes trempées. Il s’essuya précautionneusement les pieds sur le paillasson, passa devant une petite cuisine proprette et un bureau et rejoignit Elin dans le petit salon. Des tableaux, des broderies dans des cadres dorés étaient accrochés aux murs de la pièce et un petit orgue électrique se tenait dans un coin.
– Cette photo vous dit quelque chose ? demanda-t-il.
– Non, je ne l’ai jamais vue, répondit-elle.
– Votre sœur a-t-elle été en contact avec Holberg après… l’événement ?
– Pour autant que je sache, elle ne l’a jamais été. Jamais. Vous vous imaginez bien.
– Il n’y a pas eu d’analyses de sang pour découvrir s’il était bien le père ?
– Dans quel but ?
– Cela aurait corroboré le témoignage de votre sœur. Et prouvé qu’il s’agissait d’un viol.
Elle leva les yeux de la photo, le dévisagea un bon moment avant de dire :
– Vous êtes bien tous les mêmes, vous, les flics. Vous n’avez pas le courage de faire votre boulot.
– Comment ça ?
– Vous n’avez pas lu le dossier, n’est-ce pas ?
– Dans les grandes lignes, si. Je crois.
– Holberg n’a pas nié le fait qu’ils aient eu des rapports sexuels. Il était plus malin que ça. Il a contesté le fait qu’il y ait eu viol. Il a affirmé que ma sœur était consentante. Il a déclaré qu’elle l’avait excité et invité chez elle. C’était son argument principal. Que Kolbrun avait eu des rapports avec lui de son plein gré. Il faisait l’innocent. Il jouait l’innocent, cette ordure.
– Mais…
– La seule chose que ma sœur avait en sa possession était sa petite culotte, continua Elin. Elle ne portait que peu de traces physiques de l’agression. Elle n’était pas forte et n’avait pas été capable d’opposer beaucoup de résistance. Elle m’a confié qu’elle était presque paralysée de peur quand il s’est mis à la tripoter dans la cuisine. Il l’a forcée à le suivre dans la chambre à coucher et c’est là qu’il a fait ce qu’il voulait faire. Par deux fois. Il l’a maintenue en dessous de lui et est resté collé à elle jusqu’à ce qu’il soit en mesure de recommencer. Il lui a fallu trois jours pour rassembler son courage et se rendre à la police mais l’examen médical qu’elle a subi à ce moment-là n’a servi à rien. Elle n’a jamais compris pourquoi il s’était attaqué à elle. Elle se reprochait de l’avoir incité à faire ce qu’il avait fait. Elle se disait qu’elle l’avait peut-être même encouragé dans ce sens au moment où ils s’étaient retrouvés après la fermeture du bal. Qu’elle avait dit quelque chose ou fait des allusions qui avaient éveillé son désir. Elle s’accusait elle-même. J’imagine que ce sont des réactions fréquentes.