Выбрать главу

Elin se tut un instant.

– Quand elle s’est enfin décidée, elle est tombée sur Runar. J’y serais bien allée avec elle, mais elle ressentait une telle honte qu’elle ne m’a raconté ce qui s’était passé que bien longtemps après. Holberg l’avait menacée. Il lui avait dit que si elle faisait quoi que ce soit, il reviendrait pour lui faire du mal. Lorsqu’elle s’est adressée à la police, elle croyait qu’on la protégerait. Qu’elle serait sauvée. Qu’ils s’occuperaient d’elle. Ce n’est qu’après que Runar l’eut renvoyée chez elle, après s’être moqué d’elle, lui avoir pris sa petite culotte et dit d’oublier toute cette histoire qu’elle s’est confiée à moi.

– La petite culotte n’a jamais été retrouvée, dit Erlendur. Runar a nié…

– Kolbrun affirmait la lui avoir remise et ma sœur ne mentait jamais, pour autant que je sache. Je ne sais pas ce qui protégeait cet homme. Je le vois parfois se promener ici, dans le village, au supermarché ou à la poissonnerie. Une fois, je lui ai hurlé dessus. Je n’arrivais pas à me contrôler. J’avais l’impression qu’il y prenait du plaisir. Que ça le faisait sourire. Kolbrun m’avait parlé de ce sourire moqueur sur son visage. Il a déclaré ne jamais avoir eu entre les mains la moindre petite culotte et que le témoignage de Kolbrun était si embrouillé qu’il l’avait crue sous l’emprise de l’alcool. Voilà la raison pour laquelle il l’avait renvoyée chez elle.

– Il a fini par avoir un blâme, commenta Erlendur, mais cela n’a pas eu la moindre conséquence sur sa carrière. Runar recevait constamment des blâmes. Il était connu pour être un véritable bourreau dans la police, mais il avait quelqu’un qui étendait au-dessus de lui une main protectrice jusqu’à ce qu’il devienne finalement indéfendable et qu’on le force à partir.

– Il n’y avait pas assez d’éléments pour envisager une action en justice, comme on disait alors. Ce que Runar disait était vrai, Kolbrun n’avait plus qu’à oublier tout ça. Évidemment, elle avait hésité trop longtemps et elle avait été assez stupide pour nettoyer son appartement de fond en comble, y compris ses draps, elle avait détruit toutes les preuves. Elle n’avait conservé que sa petite culotte. Elle avait tout de même essayé de conserver au moins cette preuve-là. Comme si elle croyait que ça suffirait. Elle voulait effacer cet événement de sa vie. Elle ne voulait pas vivre avec ça. Comme je l’ai déjà dit, elle ne portait pas beaucoup de traces physiques de l’agression. Elle avait juste une blessure à la lèvre parce qu’il lui avait mis la main devant la bouche et un mince filet de sang était visible dans l’un des yeux.

– Est-ce qu’elle s’en est remise… ?

– Jamais. C’était une femme extrêmement sensible, ma sœur. Une grande âme et une proie facile pour ceux qui lui voulaient du mal. Comme Holberg. Comme Runar. Ils ont tous les deux obtenu d’elle la même chose. Chacun d’eux l’a agressée à sa manière. Et ils ont déchiqueté leur proie.

Elle regardait le sol.

– Les monstres, conclut-elle.

Erlendur laissa un moment s’écouler avant de continuer.

– Quelle a été sa réaction quand elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte ? demanda-t-il.

– J’ai trouvé qu’elle avait pris la chose de façon très raisonnable. Elle a tout de suite décidé de se réjouir de la venue de l’enfant en dépit des conditions et elle aimait Audur d’un amour authentique. Elles s’adoraient et ma sœur s’occupait exceptionnellement bien de sa fille. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour elle. La pauvre petite fille.

– Donc, Holberg savait qu’il était le père ?

– Bien sûr qu’il le savait, mais il soutenait que non. Il niait tout en bloc. Disait qu’il n’avait rien à voir avec elle. Accusait ma sœur d’être une Marie-couche-toi-là.

– Il n’y avait aucune relation entre eux à cette époque, pas même à cause de la petite, à moins que… ?

– Une relation ! Jamais. Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ? C’était absolument impossible.

– Il est donc peu probable que ce soit Kolbrun qui lui ait envoyé la photo ?

– Non, non, c’est absolument inimaginable. Inconcevable.

– Dans ce cas, il a dû la prendre lui-même. Ou bien, quelqu’un qui avait connaissance de l’affaire la lui a fait parvenir. Peut-être a-t-il lu l’avis de décès dans les journaux. Est-ce que quelqu’un a publié dans la presse des articles à la mémoire d’Audur ?

– Son décès a été annoncé dans le Morgunbladid et j’y ai aussi publié un petit éloge funèbre. Peut-être qu’il l’a lu.

– Est-ce qu’Audur est enterrée ici, à Keflavik ?

– Non, ma sœur et moi sommes originaires de Sandgerdi et non loin de ce village se trouve un petit cimetière. Kolbrun voulait qu’elle soit inhumée là-bas. Cela s’est passé en plein hiver. C’était à croire qu’ils n’allaient jamais réussir à creuser la tombe.

– Le certificat de décès précise qu’elle est morte des suites d’une tumeur au cerveau.

– C’est l’explication qu’on a donnée à ma sœur. Mais elle est morte, tout simplement. La mort nous l’a enlevée, notre petite brindille, et nous n’avons rien pu faire. Elle n’avait même pas quatre ans.

Les yeux d’Elin quittèrent la photo pour regarder Erlendur.

– Morte. Tout simplement.

Le noir s’était installé dans la maison et les mots murmurés à travers l’obscurité étaient chargés de questions et de douleur. Elin se leva doucement, alluma la lumière blafarde de la lampe à pied, se dirigea vers le couloir, puis vers la cuisine. Erlendur l’entendit ouvrir le robinet, faire couler de l’eau dans un récipient, la verser, ouvrir une boîte, et il sentit l’odeur du café. Il se leva pour examiner les tableaux qui ornaient les murs. C’étaient des dessins et des peintures. Un dessin d’enfant au pastel était serti dans un fin cadre noir. Il trouva enfin ce qu’il cherchait. Elles étaient au nombre de deux, probablement prises à deux ans d’écart. Des photos d’Audur.

La plus ancienne avait été faite chez un photographe professionnel. En noir et blanc. La fillette n’avait pas plus d’un an et était assise sur un gros coussin, joliment habillée, avec une robe, une barrette dans les cheveux et tenant dans une main un petit anneau. Elle était à demi tournée vers le photographe et affichait un sourire qui laissait apparaître quatre petites dents. Sur l’autre photo, elle avait environ trois ans. Erlendur s’imagina qu’elle avait été prise par sa mère. La photo était en couleur. La petite fille se trouvait dans un bosquet d’arbustes et le soleil l’éclairait directement. Elle était vêtue d’un épais pull-over rouge, d’une jupe courte, de socquettes blanches, de chaussures noires ornées de jolies boucles. Elle regardait l’appareil avec des yeux malicieux. Cependant, l’expression de son visage était sérieuse. Sans doute n’avait-elle pas voulu sourire.

– Kolbrun ne s’en est jamais remise, dit Elin qui était revenue à la porte du salon. Erlendur s’étira.

– Il n’y a probablement rien de pire, dit-il en prenant la tasse de café. Elin se rassit dans le sofa avec sa tasse, Erlendur reprit sa place face à elle en buvant son café à petites gorgées.

– Si vous avez envie de fumer, je vous en prie, ne vous gênez pas, précisa-t-elle.

– J’essaie d’arrêter, dit Erlendur en faisant de son mieux pour ne pas avoir l’air de s’excuser et il pensa à la douleur qu’il ressentait à la poitrine. Il chercha à tâtons le paquet tout chiffonné dans la poche de son imperméable et en prit une. La neuvième de la journée. Elle poussa le cendrier vers lui.