On aurait dit que l’agresseur avait pris ce qui lui tombait sous la main et qu’il l’avait jeté à la tête de l’homme. Le cendrier d’une couleur verdâtre et en verre épais ne pesait pas moins d’un kilo et demi, pensa Erlendur. Une arme de choix pour qui le souhaitait. Il était peu probable que l’agresseur l’ait apporté avec lui pour l’abandonner ensuite, plein de sang, sur le sol du salon.
C’était là les indices les plus évidents. L’homme avait ouvert la porte et invité ou, tout du moins, conduit son visiteur jusqu’au salon. Il était probable qu’il connaissait son visiteur mais cela n’était pas obligatoire. Il avait été attaqué d’un coup violent à l’aide du cendrier et l’agresseur s’était ensuite enfui à toutes jambes en laissant la porte de l’appartement ouverte. C’était clair et net.
Excepté pour le message.
Celui-ci était écrit sur une feuille lignée de format A4 arrachée dans un cahier à spirale, c’était le seul indice permettant d’affirmer que le meurtre en question avait été commis avec préméditation, la présence de la feuille indiquait que l’agresseur était entré dans la maison dans le but bien précis d’assassiner l’homme. Le visiteur n’avait pas été tout à coup saisi d’une rage meurtrière alors qu’il se tenait debout dans le salon. Il avait pénétré dans la maison avec la ferme intention de commettre un meurtre. Il avait écrit un message. Trois mots auxquels Erlendur ne comprenait rien. Avait-il écrit ces mots avant même d’entrer dans la maison ? C’était là une autre question évidente qui attendait une réponse. Erlendur se dirigea vers le bureau dans le coin du salon. Celui-ci débordait de paperasses de toutes sortes : des factures, des enveloppes, des journaux. Posé sur tout le reste, il y avait un cahier à spirale. Il chercha un crayon à papier mais n’en vit aucun sur le bureau. Il examina les alentours et le trouva sous le bureau. Il ne déplaça rien. Il observa et réfléchit.
– N’avons-nous pas affaire à un meurtre typiquement islandais ? demanda Sigurdur Oli, entré sans qu’Erlendur le remarque, debout à côté du cadavre.
– Hein ? répondit Erlendur, absorbé dans ses pensées.
– Un truc dégoûtant, gratuit et commis sans même essayer de le maquiller, de brouiller les pistes ou de dissimuler les preuves.
– Oui, oui, répondit Erlendur. Un meurtre islandais, bête et méchant.
– A moins que le gars ne soit tombé sur la table et ne se soit cogné la tête sur le cendrier, ajouta Sigurdur Oli qui était venu accompagné d’Elinborg.
Erlendur avait tenté de limiter l’accès des policiers, des enquêteurs de la scientifique et des ambulanciers pendant qu’il arpentait l’appartement, incliné en avant, coiffé de son chapeau.
– Et qu’il n’ait, en même temps, rédigé un message incompréhensible au cours de sa chute ? demanda Erlendur.
– Il l’avait peut-être déjà dans la main.
– Tu y comprends quelque chose, toi, à ce message ?
– C’est peut-être bien Dieu qui l’a écrit, observa Sigurdur Oli. Ou alors le meurtrier, je n’en sais rien. L’accent mis sur le dernier mot est assez étrange. Le mot LUI est écrit en capitales d’imprimerie.
– Je n’ai pas l’impression qu’il ait été écrit à la va-vite. Le dernier mot est écrit en majuscules mais les deux autres en minuscules. Le visiteur a pris tout son temps pour la calligraphie. Et pourtant, il a laissé la porte ouverte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il se jette sur l’homme puis s’enfuit mais écrit une connerie incompréhensible sur une feuille et s’applique à bien mettre l’accent sur le dernier mot.
– Ça doit lui être adressé, dit Sigurdur Oli. Je veux dire, au cadavre. Ça ne peut pas être destiné à qui que ce soit d’autre.
– Je n’en sais rien, répondit Erlendur. Quel est l’intérêt de laisser un message de ce genre et de le poser sur un cadavre ? Qui ferait un truc pareil ? Est-ce qu’il veut nous dire quelque chose ? Est-ce que le meurtrier s’adresse à lui-même ? Est-ce qu’il s’adresse au cadavre ?
– Nous avons sûrement affaire à une espèce de détraqué, dit Elinborg qui était sur le point de se pencher pour ramasser la feuille de papier. Erlendur l’arrêta net.
– Peut-être qu’ils s’y sont mis à plusieurs, dit Sigurdur Oli. Pour l’attaquer.
– N’oublie jamais de mettre les gants, ma petite Elinborg, dit Erlendur qui faisait comme s’il s’adressait à une enfant. Ne détruire aucune preuve. Le message a été rédigé sur le bureau là-bas, ajouta-t-il en indiquant du doigt le coin de la pièce. La feuille a été arrachée d’un cahier à spirale qui appartenait à la victime.
– Peut-être qu’ils l’ont agressé à plusieurs, répéta Sigurdur Oli qui avait l’impression d’avoir mis le doigt sur un détail intéressant.
– Oui, oui, répondit Erlendur. Possible.
– Plutôt froidement calculé, observa Sigurdur Oli. Ils ont d’abord tué le petit vieux et se sont ensuite mis à l’écriture. Il doit falloir avoir des nerfs d’acier pour ça. Seul un monstre ignoble peut faire une chose pareille, non ?
– Ou bien un kamikaze, ajouta Elinborg.
– Ou bien la victime d’un complexe messianique, conclut Erlendur.
Il se pencha sur le message et le lut en silence.
Un sacré complexe messianique, pensa-t-il en lui-même.
2
Erlendur rentra chez lui aux alentours de dix heures ce soir-là et enfourna un plat préparé dans le micro-ondes. Il se tenait devant le four et regardait le plat tourner derrière la vitre en pensant en lui-même qu’il avait vu nettement pire que ça à la télévision. Dehors, le vent d’automne gémissait, saturé de pluie et d’obscurité.
Il pensait aux gens qui laissaient un message derrière eux avant de disparaître. Et lui, qu’écrirait-il sur un bout de papier ? A l’intention de qui laisserait-il ce message ? Sa fille, Eva Lind, apparut dans son esprit. Elle se droguait et aurait envie de savoir s’il avait de l’argent. Elle se faisait de plus en plus pressante dans ce domaine. Son fils, Sindri Snaer, venait de terminer sa troisième cure de désintoxication. Le message qu’il lui laisserait serait simple : plus jamais Hiroshima.
Erlendur sourit vaguement lorsque le micro-ondes émit trois signaux sonores.
N’allez pas croire que l’idée de disparaître où que ce soit avait traversé la tête d’Erlendur.
Lui et Sigurdur Oli avaient discuté avec le voisin qui avait découvert le cadavre. A ce moment-là, son épouse était rentrée à la maison et avait parlé d’éloigner les enfants et de les emmener chez sa mère. Le voisin s’appelait Olafur et avait déclaré que lui-même et toute sa famille, femme et enfants, partaient pour l’école ou pour le travail tous les jours à huit heures du matin et que personne ne rentrait à la maison avant seize heures au plus tôt. C’était lui qui allait chercher les garçons à l’école. Ils n’avaient rien remarqué d’anormal en quittant leur domicile le matin. La porte de l’appartement de l’homme était fermée. Ils avaient dormi d’un sommeil profond pendant la nuit et n’avaient rien entendu. Leurs relations avec le voisin n’étaient pas développées. Ils ne le connaissaient pour ainsi dire pas du tout, bien qu’ils aient emménagé à l’étage au-dessus de chez lui plusieurs années auparavant.
Il restait encore au médecin légiste à déterminer l’heure de décès avec plus de précision mais Erlendur pensait que le meurtre avait été commis à la mi-journée. A l’heure de pointe, comme on dit. Un communiqué avait été envoyé aux médias, indiquant qu’un homme âgé de soixante-dix ans avait été trouvé sans vie dans son appartement à Nordurmyri et qu’il avait probablement été assassiné. Ceux qui avaient remarqué des allées et venues suspectes à l’intérieur et autour de l’immeuble de Holberg au cours des dernières vingt-quatre heures étaient priés d’entrer en contact avec la police de Reykjavik.