On scanna la photo qui apparut sur un grand écran d’ordinateur et la zone fut agrandie. Les irrégularités dans la lumière se transformèrent en une multitude de points qui occupaient la totalité de l’écran. Ils ne voyaient rien se dégager de l’image et Erlendur avait perdu de vue ce qu’il croyait avoir repéré. Le technicien effectua quelques manipulations sur le clavier, l’image rétrécit et devint plus dense. Il continua, les points se mirent en ordre, jusqu’à ce que, petit à petit, apparaisse la forme du visage d’un homme. L’image était très floue mais Erlendur crut y reconnaître Holberg.
– Ce n’est pas ce porc ? dit Sigurdur Oli.
– On a autre chose ici, dit le technicien qui continuait à affiner l’image. Bientôt apparurent des ondulations qui suggéraient à Erlendur une chevelure féminine, ainsi qu’un second profil à peine visible. Erlendur fixa l’image jusqu’à ce qu’il ait l’impression qu’une femme était assise à discuter avec Holberg. Une étrange hallucination se saisit de lui à ce moment-là. Il avait envie de crier à la femme de s’enfuir de cet appartement, cependant il comprit instantanément qu’il était trop tard. Des dizaines d’années trop tard.
A ce moment-là, un téléphone sonna à l’intérieur de la pièce mais personne ne bougea. Erlendur croyait qu’il s’agissait du téléphone sur le bureau.
– C’est le tien, dit Sigurdur Oli à Erlendur.
Erlendur mit un certain temps à le localiser mais il finit par mettre la main sur l’appareil qu’il sortit de la poche de sa veste.
C’était Elinborg.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle quand, enfin, il décrocha.
– S’il te plaît, viens-en au fait, répondit Erlendur.
– Au fait ? Pourquoi tu es aussi à cran ?
– Je savais que tu ne pourrais pas t’en tenir à ce que tu avais à me dire.
– C’est à propos des garçons de Katrin, dit Elinborg. Ou plutôt, de ses hommes, puisqu’ils sont tous maintenant adultes.
– Et alors ?
– Ce sont tous des gars bien, certainement, sauf que l’un d’eux travaille dans un endroit plutôt intéressant. J’ai pensé que je devais t’en informer tout de suite, mais, puisque tu m’as l’air à cran et que tu n’as même pas le temps de discuter un peu, alors je vais appeler Sigurdur Oli.
– Elinborg.
– Quoi donc, mon chéri ?
– Dieu du ciel, s’écria Erlendur en regardant Sigurdur Oli, tu vas cracher le morceau ?
– Ce fils travaille au Centre d’étude du génome d’Islande7, annonça Elinborg.
– Quoi ? !
– Il travaille au Centre d’étude du génome d’Islande.
– Le génome… lequel des fils ?
– Le plus jeune. Il travaille sur leur nouvelle base de données. Sur les arbres généalogiques et les maladies, les familles islandaises et les maladies héréditaires, les maladies génétiques. Cet homme-là est un spécialiste des maladies génétiques en Islande.
35
Erlendur rentra chez lui tard dans la soirée. Il avait décidé d’aller rendre visite à Katrin tôt le lendemain matin pour l’entretenir de ses soupçons. Il espérait que son fils serait bientôt localisé. Si les recherches s’éternisaient, on courait le risque que la presse s’en mêle, ce qu’il désirait absolument éviter.
Eva Lind n’était pas à la maison. Elle avait remis de l’ordre dans la cuisine après les débordements d’Erlendur. Il introduisit dans le micro-ondes l’un des plats qu’il avait achetés dans une épicerie de nuit et appuya sur le bouton Marche. Erlendur se rappela le moment où Eva Lind était venue le voir quelques soirs auparavant, alors qu’il se tenait à côté du micro-ondes et qu’elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant. Il avait l’impression qu’une année entière s’était écoulée depuis ce soir-là où, assise face à lui, elle avait tenté de lui extorquer de l’argent en se dérobant à ses questions, mais il savait pourtant que cela ne faisait que quelques jours. Il fit encore de mauvais rêves au cours de la nuit. Il ne rêvait pas souvent et ne se souvenait que de bribes à son réveil mais le rêve était suivi d’un sentiment d’inconfort qui se prolongeait dans l’état de veille et dont il ne parvenait pas à se débarrasser. La douleur dans sa poitrine se rappelait constamment à lui, semblable à une brûlure qui résistait à ses massages, ce qui n’arrangeait rien.
Il pensa à Eva Lind et son enfant, à Kolbrun et Audur, à Elin, à Katrin et son fils, à Holberg et Grétar, à Ellidi dans sa prison, à la fille de Gardabaer et son père, à lui-même et ses propres enfants, son fils Sindri Snaer, qu’il ne voyait absolument jamais, et Eva qui venait le solliciter et sur laquelle il déversait un flot de reproches quand ce qu’elle faisait lui déplaisait. Mais c’était elle qui avait raison. Comment pouvait-il se permettre de lui faire morale ?
Il pensa aux mères et aux filles, aux pères et aux fils, aux mères et aux fils, aux pères et aux filles, aux enfants qui venaient au monde et dont personne ne voulait, aux enfants qui mouraient dans cette petite société, l’Islande, où tous semblaient dans une certaine mesure appartenir à la même famille.
Si Holberg était le père du plus jeune fils de Katrin, celui-ci avait-il alors assassiné son père ? Savait-il que Holberg était son géniteur ? Comment l’avait-il appris ? Était-ce Katrin qui le lui avait dit ? Quand ? Pourquoi ? Ou bien, l’avait-il toujours su ? Avait-il connaissance du viol ? Katrin lui avait-elle confié que Holberg l’avait violée et que c’était ainsi qu’il avait été conçu ? Qu’est-ce qu’une telle chose éveille en vous comme sentiment ? Qu’est-ce que ça fait de découvrir qu’on n’est pas celui qu’on croyait être ? Qu’on n’est pas soi-même ? Que son père n’est pas son père, que l’on n’est pas son fils, mais le fils d’un autre homme dont on ne connaissait même pas l’existence ? D’un homme violent. D’un violeur.
Quel effet cela fait-il ? pensa Erlendur. Comment se résout-on à accepter une chose de ce genre ? Est-ce qu’on va voir son père pour l’assassiner ? Et qu’on écrit ensuite : Je suis LUI.
Et si Katrin ne lui a pas parlé de Holberg, comment, alors, a-t-il découvert la vérité ? Erlendur retournait la question dans tous les sens. Après avoir bien réfléchi au problème et à ses possibles solutions, l’arbre à messages de Gardabaer s’imposa de plus en plus à son esprit. Il n’y avait qu’une seule autre façon pour le fils de découvrir la vérité et Erlendur décida qu’il se pencherait dessus dès le lendemain.
En outre, qu’est-ce que Grétar avait vu ? Pourquoi était-il nécessaire qu’il meure ? Est-ce qu’il faisait chanter Holberg ? Avait-il connaissance des viols commis par Holberg, avait-il l’intention de les raconter ? Avait-il pris des photos de Holberg ? Qui était cette femme assise en compagnie de Holberg sur la photo ? Quand cette photo avait-elle été prise ? Grétar avait disparu pendant l’été de la célébration du onze centième anniversaire de la Colonisation et elle avait dû être prise avant cette époque. Erlendur se demanda s’il existait d’autres victimes de Holberg qui ne s’étaient jamais manifestées.
Il entendit qu’on tournait une clef dans la serrure et se leva. C’était Eva Lind qui rentrait.
Quand elle vit Erlendur sortir de la cuisine, elle annonça :
– J’ai rencontré la fille et je l’ai accompagnée à Gardabaer. (Puis elle referma la porte derrière elle.) Elle leur a dit qu’elle avait l’intention de porter plainte contre ce sale bonhomme pour toutes ces années d’attouchements. Sa mère a piqué une crise de nerfs. Ensuite, nous sommes parties.
– Chez son mari ?
– Oui, dans leur joli petit appartement, répondit Eva Lind de l’entrée en enlevant ses chaussures d’un coup de pied. Il a commencé par se mettre en colère, mais il s’est calmé dès que nous lui avons expliqué.