– Comment a-t-il pris ça ?
– C’est un chic type. Quand je suis repartie, il était en route vers Gardabaer pour avoir une discussion avec le père.
– Eh bien.
– Tu crois que ça servira à quelque chose de porter plainte contre lui ? demanda Eva Lind.
– Ce sont des affaires difficiles. Les hommes nient toujours en bloc et, dans un sens, ils s’en tirent indemnes. Tout dépendra du témoignage de la mère. Elle ferait peut-être bien d’aller discuter avec les gens de Stigamot, le centre de lutte et d’information contre la violence sexuelle. Et de ton côté, qu’est-ce que tu racontes ?
– Je vais bien, répondit Eva Lind.
– Tu as envisagé l’idée d’un examen par résonance, ou comment ça s’appelle, déjà ? demanda Erlendur. Je pourrais t’y accompagner.
– L’échographie viendra en temps utile, répondit Eva Lind.
– Bien vrai ?
– Oui.
– Bien, conclut Erlendur.
– Et toi, qu’est-ce que tu as farfouillé ? demanda Eva Lind en mettant l’autre plat dans le micro-ondes.
– Je n’arrête pas de penser aux enfants ces jours-ci, répondit Erlendur. Et à ces arbres à messages que sont les arbres généalogiques, ils contiennent toutes sortes de messages à notre intention si tant est que nous sachions ce qu’il nous faut chercher. En outre, je pense à la manie des collectionneurs. Comment c’est, déjà, cette chanson qui parle du présent ?
Eva Lind regarda son père. Il savait qu’elle s’y connaissait bien en musique.
– Tu veux dire : le présent est une carne.
– Sa tête est évidée.
– Son cœur, il est givré.
– Et son cerveau se balade, continua Erlendur. Il mit son chapeau en disant qu’il ne serait pas absent bien longtemps.
36
Hanna avait prévenu le médecin et il s’attendait donc à recevoir la visite d’Erlendur dans la soirée. Il occupait une imposante maison dans la vieille ville de Hafnarfjördur et vint accueillir Erlendur à la porte, il était l’image même de la gentillesse et de la politesse, un homme de petite taille, totalement chauve et bien en chair sous son épaisse robe de chambre. Un jouisseur, pensa Erlendur, voyant le rouge qu’il avait perpétuellement aux joues, ce qui lui conférait un air presque féminin. Il était impossible de lui donner un âge, il pouvait avoir la soixantaine. Il salua Erlendur d’une main rêche comme du papier et l’invita à entrer dans son salon.
Erlendur s’assit dans le grand canapé de cuir bordeaux et déclina le verre d’alcool que lui offrait le médecin. Celui-ci s’installa dans un fauteuil face à lui et attendit qu’il prenne la parole. Erlendur balaya du regard la pièce spacieuse, richement ornée de peintures et d’objets d’art, et se demanda si le médecin vivait seul. Il lui posa la question.
– Oui, depuis toujours, répondit le médecin. Je me sens bien ainsi et ça a toujours été le cas. On dit que les hommes, une fois parvenus à mon âge, regrettent de ne pas avoir fondé de famille et de ne pas avoir eu d’enfants. Mes collègues agitent des photos de leurs petits-enfants devenus adultes dans les conférences partout dans le monde mais je n’ai jamais eu envie de fonder une famille. Je ne me suis jamais intéressé aux enfants.
Il était la sympathie faite homme, se montrait loquace et chaleureux comme si Erlendur avait été l’un de ses amis les plus proches, ce qui recelait, à ses yeux, une certaine forme de reconnaissance à son égard. Erlendur s’en fichait comme de l’an quarante.
– En revanche, vous vous intéressez aux organes qu’on met en bocaux, déclara-t-il d’un ton brutal.
Le médecin ne s’en trouva nullement décontenancé.
– Hanna m’a expliqué que vous étiez en colère, dit-il. Je ne vois pas quelle raison vous auriez de vous mettre en colère. Je ne fais absolument rien d’illégal. C’est vrai, j’ai une petite collection d’organes. La plupart d’entre eux sont conservés dans le formol à l’intérieur de bocaux en verre. Je les garde ici, à la maison. Ils voulaient s’en débarrasser mais je les ai pris pour les garder un peu plus longtemps. Je conserve également d’autres types d’échantillons, des échantillons tissulaires.
Le médecin marqua une pause.
– Pourquoi ? Voilà probablement ce que vous voulez savoir maintenant, continua-t-il mais Erlendur secoua la tête.
– Combien d’organes avez-vous volés, voilà, en fait, la question que j’allais vous poser, dit-il, mais nous pourrons l’aborder plus tard.
– Je n’ai pas volé le moindre organe, répondit le médecin en passant la main sur son crâne chauve. Je ne comprends pas cette antipathie. Cela vous dérange si je me prends une larme de xérès ? demanda-t-il ensuite avant de se lever. Erlendur attendit pendant qu’il se dirigeait vers un petit meuble où il se servit un verre à liqueur. Il en offrit à Erlendur, qui refusa, et plongea le bout de ses lèvres épaisses dans l’alcool. La rondeur de son visage révélait à quel point il en appréciait le goût.
– Les gens se posent la question tout le temps, reprit-il, mais il n’y a pas précisément lieu de le faire. Dans notre univers, tout ce qui est mort ne sert à rien, cela s’applique également aux cadavres humains. Il est inutile de faire du sentiment à cause de ça. L’âme a disparu. Il ne subsiste que l’enveloppe et celle-ci n’est rien. Il faut que vous envisagiez la question d’un point de vue médical. Le corps n’est rien, comprenez-vous ?
– Il a toutefois une certaine signification à vos yeux. Vous collectionnez des morceaux de corps.
– A l’étranger, les hôpitaux universitaires achètent des organes pour l’enseignement, continua le médecin, mais cela ne se pratique pas ici. Ici, on demande l’autorisation d’autopsier dans tous les cas et il arrive parfois qu’un organe soit prélevé même s’il n’a rien à voir avec la cause du décès. Cette autorisation est accordée ou bien refusée selon les cas. La plupart du temps, ce sont des personnes âgées qui sont concernées. Mais personne ne vole des organes.
– Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi, commenta Erlendur.
– Je ne sais rien de la façon dont cela se passait autrefois. Évidemment, ce qu’on faisait à cette époque n’était pas autant surveillé qu’aujourd’hui. Enfin, je ne sais pas. Je ne comprends pas en quoi je vous choque. Vous vous souvenez de cette information sur les Français ? Sur l’usine de voitures qui utilisait des corps humains dans ses simulations d’accidents, et même ceux d’enfants. Les organes sont achetés et vendus partout dans le monde. Il arrive même qu’on tue des gens pour leurs organes. La collection que je me suis constituée est bien loin de constituer un crime.
– Mais dans quel but ? demanda Erlendur. Qu’est-ce que vous en faites ?
– Des recherches, évidemment, répondit le médecin en avalant un peu de xérès. Je les examine au microscope. Que font les collectionneurs ? Les philatélistes s’attardent sur les cachets postaux. Les bibliophiles, sur l’année de publication. Les astronomes ont le monde devant leurs yeux et scrutent d’incroyables immensités. Quant à moi, je suis constamment occupé à examiner mon univers microscopique.
– La recherche est donc, pour ainsi dire, votre passe-temps. Vous disposez d’une installation pour examiner les échantillons et les organes en votre possession ?
– Oui.
– Ici, à domicile ?
– Oui. Si les prélèvements sont conservés dans les règles, il est toujours possible de les examiner. Quand on obtient de nouvelles informations sur un sujet ou qu’on désire examiner une chose précise, alors ils sont parfaitement utilisables pour la recherche. Parfaitement.
Le médecin observa une pause.
– Vous souhaitez obtenir des renseignements sur le compte d’Audur, dit-il ensuite.