– Il est venu me voir ce matin, annonça-t-elle de but en blanc.
– Qui ça ?
– Le frère d’Audur. Il s’appelle Einar. J’ai essayé de vous joindre. Il était chez moi ce matin et m’a absolument tout expliqué, le pauvre homme. Il a perdu sa fille exactement de la même manière que Kolbrun. Il savait de quoi Audur était morte. Il s’agit d’une maladie présente dans la famille de Holberg.
– Où est-il en ce moment ? demanda Erlendur.
– Il était affreusement déprimé, répondit Elin. Il se pourrait qu’il fasse une bêtise.
– Comment ça, une bêtise ?
– Il m’a dit que c’était terminé.
– Qu’est-ce qui est terminé ?
– Il ne l’a pas précisé. Il a simplement dit que c’était terminé.
– Est-ce que vous savez où il est parti ?
– Il m’a dit qu’il rentrait à Reykjavik.
– A Reykjavik ? Où ça ?
– Il ne l’a pas précisé, répondit Elin.
– Est-ce qu’il vous a dit ce qu’il avait l’intention de faire ?
– Non, répondit Elin. Il n’a rien dit de ça. Il faut absolument que vous le retrouviez avant qu’il ne fasse une bêtise. Il est au fond du gouffre, le pauvre homme. C’est affreux. Absolument abominable. Dieu du ciel, de ma vie je n’ai vu une telle chose.
– Quoi ?
– Il ressemble tellement à son père. Il ressemble à Holberg à s’y méprendre, le pauvre, et il ne peut supporter de vivre avec ça. C’est au-dessus de ses forces. Pas après avoir entendu ce que Holberg a fait à sa mère. Il affirme être prisonnier du corps de Holberg. Il dit que c’est son sang qui coule dans ses veines et l’idée lui est insupportable.
– Mais de quoi est-ce qu’il parle ?
– C’est comme s’il haïssait sa propre personne, expliqua Elin. Il affirme qu’il n’est plus celui qu’il était, mais un autre homme, et il se sent coupable de tout ce qui s’est passé. Rien de ce que j’ai pu lui dire n’y a changé quoi que ce soit, il ne m’a pas écoutée.
Erlendur baissa les yeux sur l’album photo, sur la petite fille dans son lit d’hôpital.
– Pourquoi est-ce qu’il voulait vous rencontrer ?
– Il voulait en savoir plus sur Audur. Il voulait tout savoir d’elle. Le genre de petite fille qu’elle était, comment elle est morte. Il m’a même affirmé que j’étais sa nouvelle famille. Pouvez-vous vous imaginer une telle chose ?
– Où pourrait-il être allé ? demanda Erlendur en regardant sa montre-bracelet.
– Pour l’amour de Dieu, essayez de le trouver avant qu’il ne soit trop tard.
– Nous allons faire de notre mieux, répondit Erlendur en s’apprêtant à la saluer mais il sentit une hésitation chez Elin. Quoi, il y a autre chose ? demanda-t-il.
– Il a assisté à l’exhumation d’Audur, ajouta Elin.
– Il a vu ça ?
– Il avait déjà retrouvé ma trace, il nous a suivis au cimetière et a vu quand vous avez retiré le cercueil de la tombe.
41
Erlendur fit intensifier les recherches d’Einar. Des photos de lui furent envoyées aux postes de police de Reykjavik et des environs ainsi qu’à ceux des principales villes du pays ; on passa des communiqués dans la presse. Il avait donné des ordres pour que l’homme ne soit pas appréhendé : au cas où il serait vu, il fallait immédiatement entrer en contact avec Erlendur et ne rien entreprendre d’autre. Il eut une brève conversation téléphonique avec Katrin qui lui dit ne rien savoir des allées et venues de son fils. Ses deux fils aînés se trouvaient à ses côtés. Elle leur avait dévoilé la vérité. Ils n’avaient aucune information concernant leur frère. Albert resta dans sa chambre à l’hôtel Esja pendant toute la journée. Il passa deux coups de téléphone, à chaque fois pour avoir son entreprise.
– Quelle foutue tragédie, marmonna Erlendur pendant qu’il retournait à son bureau. Ils n’avaient rien trouvé dans l’appartement d’Einar qui pouvait indiquer où il se trouvait.
La journée s’écoula et ils se partagèrent le travail. Elinborg et Sigurdur Oli interrogèrent l’ex-femme d’Einar, quant à Erlendur il se rendit au Centre d’étude du génome. L’immeuble flambant neuf de l’entreprise était situé sur le boulevard Vesturlandsvegur. Il comptait cinq étages ainsi qu’une entrée hautement sécurisée. Deux gardiens l’accueillirent dans le hall somptueux. Il avait annoncé sa visite et la directrice de l’entreprise s’était vue obligée de lui accorder une audience de quelques minutes.
La directrice était l’une des actionnaires principales de l’entreprise, une généticienne islandaise qui avait fait ses études en Angleterre et aux États-Unis et avait promu l’idée de l’Islande comme terrain de choix pour mener des recherches en génétique à des fins pharmaceutiques. Grâce à la base de données, il était possible de rassembler tous les dossiers des malades du pays en un unique lieu et d’en retirer des informations sanitaires qui pouvaient s’avérer utiles dans la recherche des gènes malades.
La directrice reçut Erlendur dans son bureau. Elle avait la cinquantaine, se nommait Karitas, était mince et fine avec des cheveux noir de jais et un sourire amical. Elle était plus petite qu’Erlendur se l’était représentée d’après les images télévisées, sympathique au demeurant. Elle ne comprenait pas ce que la police criminelle voulait à l’entreprise. Elle invita Erlendur à s’asseoir. Tout en regardant les œuvres d’art contemporain islandais sur les murs, il lui annonça sans ambages qu’il y avait des raisons de croire que quelqu’un s’était illégalement introduit dans la base de données et que des informations susceptibles de porter préjudice aux individus concernés y avaient été puisées. Il ne savait pas précisément de quoi il parlait mais il semblait, en revanche, qu’elle le sache. Elle ne perdit pas de temps en discussions interminables, au grand soulagement d’Erlendur. Il s’était attendu à rencontrer de la résistance. A se heurter au complot du silence.
– Il s’agit d’une question très sensible parce qu’elle implique des informations à caractère personnel, déclara-t-elle dès qu’Erlendur eut achevé son discours, et c’est pourquoi je vais vous demander que cela reste absolument entre nous. Il y a quelque temps que nous savons que quelqu’un s’est introduit illégale-ment dans la base. Nous avons mené une enquête interne sur le problème. Les pistes s’orientent vers un biologiste que nous n’avons pas encore pu interroger, car il semble qu’il ait disparu de la surface de la terre.
– Einar ?
– Oui, il s’agit de lui. Nous en sommes encore à constituer la base, si l’on peut dire, et vous comprendrez que nous ne voulons pas que les gens apprennent qu’il est possible de violer le code secret et de glaner des informations à loisir dans la base. Même si, à vrai dire, ce n’est pas le code qui est en cause.
– Pourquoi n’en avez-vous pas informé la police ?
– Comme je viens de vous le dire, nous désirons régler cela nous-mêmes. C’est un grave problème pour nous. Les gens nous font confiance pour que les informations entrées dans la base ne soient pas dévoilées en place publique, utilisées à des fins douteuses, voire tout simplement volées. Comme vous le savez sans doute, la société est extrêmement méfiante envers ce genre de chose et nous souhaiterions éviter d’être en butte à la vindicte populaire.
– La vindicte populaire ?
– Parfois, on dirait que toute la population est contre nous.
– A-t-il violé le code, oui ou non ? Pourquoi n’est-ce pas le code qui est en cause ?
– A vous entendre, on se croirait dans un mauvais roman policier. Non, il n’a piraté aucun code. En réalité, non. Il s’y est pris autrement.
– Alors, qu’est-ce qu’il a fait ?
– Il a mis sur pied un projet de recherche pour lequel il n’existait aucun accord. Il a falsifié des signatures. La mienne, par exemple. Il s’est arrangé pour faire croire que l’entreprise effectuait des recherches sur le mode de transmission héréditaire d’une maladie tumorale présente dans certaines familles en Islande. Il a trompé la Commission informatique et libertés, laquelle fait figure de garant pour la base de données. Il a abusé le Comité d’éthique. Et il nous a trompés, nous.