— « M’avez-vous pris pour un Shing ? » demanda-t-il.
Le visage de l’homme assis à droite, maigre, barbu, encadré d’une longue chevelure, les lèvres retroussées, jaillit soudain dans la zone éclairée par la lampe. Sa main ouverte frappa Falk à la bouche si brutalement que le choc lui renversa la tête en arrière et l’aveugla un moment. Les oreilles lui tintaient, il avait aux lèvres un goût de sang. Il fut frappé une seconde fois, une troisième fois. L’homme ne cessait de répéter d’une voix sifflante : « Ne dis pas ce mot, ne le dis pas ! ne dis pas ce mot, pas ce mot !…»
Falk fit de vains efforts pour se défendre, se libérer. L’homme assis à sa gauche dit quelque chose d’un ton impératif. Puis il y eut un moment de silence.
— « Je ne pensais pas à mal en venant ici, » risqua enfin Falk d’une voix aussi ferme que le permettaient sa colère, sa douleur et sa peur.
— « Parfait ! » dit Argerd à sa gauche, « continue, raconte-nous ta petite histoire. Que venais-tu faire ici ? »
— « Demander asile pour la nuit, et aussi un renseignement : y a-t-il une piste allant vers l’ouest. »
— « Pourquoi vas-tu vers l’ouest ? »
— « La question est inutile. Je vous l’ai dit paraverbalement, donc sans mensonge possible. Vous avez lu dans mon esprit. »
— « Étrange esprit ! » dit Argerd de sa voix faible. « Aussi étrange que tes yeux. Personne ne vient ici pour s’abriter la nuit, demander son chemin ou quoi que ce soit. Jamais personne ne vient ici. Quand nous voyons venir les serviteurs des Intrus, nous les tuons. Nous tuons les hommes-outils, les bêtes qui parlent, les vagabonds, les sangliers et toute autre vermine. Tu ne tueras pas ? Nous nous moquons bien de cette loi, n’est-ce pas, Drehnem ? »
Le barbu découvrit ses dents brunâtres en un large sourire.
« Nous sommes des hommes, » poursuivit Argerd. « Oui, des hommes. Des hommes libres. Des tueurs. Et toi, qu’es-tu donc avec ton moignon d’esprit et tes yeux de chouette, et qu’est-ce qui nous empêche de te tuer ? Es-tu un homme ? »
Dans le champ réduit de la mémoire de Falk, il n’y avait place pour aucune expérience personnelle de la cruauté ou de la haine. Les quelques humains qu’il avait connus, s’ils n’étaient pas sans peur, n’étaient pas du moins régis par la peur ; c’étaient des êtres généreux et familiers. Mais maintenant, entre ces deux hommes, il se sentait désarmé comme un enfant, ce qui suscitait à la fois chez lui perplexité et fureur.
Il chercha, mais en vain, un moyen de défense ou une échappatoire. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dire la vérité. « Je ne sais qui je suis ni d’où je viens. C’est pour le savoir que j’ai pris la route. »
— « Pour aller où ? »
Les yeux de Falk allaient d’Argerd à Drehnem. Il savait qu’ils connaissaient la réponse et que Drehnem le frapperait s’il la formulait.
— « Réponds ! » souffla le barbu, se levant à demi et se penchant en avant.
— « À Es Toch, » dit Falk, et de nouveau Drehnem le frappa en pleine figure, de nouveau il encaissa le coup avec l’humiliation muette d’un enfant puni par des étrangers.
— « Inutile, nous n’en tirerons rien d’autre que ce qu’il a dit sous l’effet du penthotal. Laisse-le ! »
— « Et ensuite ? » dit Drehnem.
— « Il voulait un toit pour la nuit, donnons lui un toit. Debout ! »
La sangle qui l’attachait au fauteuil fut détachée. Il se leva tout chancelant. Lorsqu’il se vit poussé vers une porte basse d’où plongeait un escalier obscur, il tenta de résister, de se dégager, mais ses muscles n’étaient pas encore en état de lui obéir. Drehnem lui tordit le bras et le précipita, le corps plié en deux, dans l’escalier. La porte se ferma en claquant tandis qu’il se retournait, titubant pour garder l’équilibre sur les marches.
Il faisait noir, tout noir. Il avait l’impression que la porte était scellée derrière lui. Pas de poignée de son côté. Pas un atome, pas un reflet de lumière ne filtrait en dessous de la porte. Falk s’assit sur la première marche et laissa tomber sa tête sur ses bras.
Peu à peu se dissipaient la faiblesse de son corps et la confusion de son esprit. Il leva la tête, et ses yeux s’efforcèrent en vain de percer l’obscurité. Pourtant sa vision nocturne était d’une acuité extraordinaire, et cela, comme Rayna le lui avait fait observer jadis, grâce à la grande dimension de la pupille et de l’iris de ses yeux. Mais ils ne voyaient alors, faute de lumière, que les irritantes taches et mouchetures d’images persistantes. Il se leva pour procéder pas à pas à la descente tâtonnante de son escalier, étroit, invisible.
Vingt et une marches, vingt-deux, vingt-trois… un palier Terre battue. Falk avançait lentement, une main en avant, dressant l’oreille.
L’obscurité exerçait sur lui comme une pression physique, une contrainte, avec l’illusion qu’il finirait par voir quelque chose si ses yeux faisaient un effort suffisant, et pourtant il ne craignait pas cette obscurité en elle-même. Méthodiquement, par le mouvement, le toucher et l’ouïe, il faisait mentalement le plan d’une partie du vaste cellier où il se trouvait, un caveau qui, à en juger par les échos, n’était que le premier de toute une série d’autres caveaux qui se succédaient indéfiniment. Il rejoignit directement l’escalier, sa base de départ. Il s’assit cette fois sur la marche inférieure, et ne bougea plus. Il avait faim et très soif. On lui avait pris son sac, il n’avait rien.
C’est bien ta faute, se dit Falk avec aigreur, et ce fut le départ d’une sorte de dialogue en son esprit.
Qu’ai-je fait ? Pourquoi m’ont-ils attaqué ?
Zove t’a dit : ne fais confiance à personne. Eux ne font confiance à personne, et ils ont raison.
Même s’il s’agit d’un homme seul qui vient demander de l’aide ?
Avec un visage comme le tien – des yeux comme les tiens ? Lorsqu’il est manifeste que tu n’es pas un être humain normal ?
Ils auraient tout de même bien pu me donner à boire, dit la partie peut-être puérile et encore intrépide de son esprit.
Estime-toi heureux qu’ils ne t’aient pas tué à vue, répondit son intellect, et le dialogue s’arrêta là.
Tout le monde, chez Zove, s’était habitué, bien entendu, à l’aspect insolite de Falk, et, quant aux visiteurs, ils étaient rares et circonspects, si bien que rien n’était là pour lui rappeler constamment la différence physique qui le séparait de la norme humaine. Comme barrière et comme différence cela lui paraissait bien peu de chose en comparaison de l’amnésie et de l’ignorance qui l’avaient si longtemps condamné à l’isolement. C’était la première fois qu’il se rendait compte qu’un étranger portant les yeux sur son visage ne voyait pas là le visage d’un homme.
Celui qu’on nommait Drehnem avait eu peur de lui ; il l’avait frappé par peur et par répulsion devant ce qui était étranger, monstrueux, inexplicable.
Voilà ce que Zove avait essayé de lui faire comprendre lorsqu’il lui avait, avec gravité et presque avec tendresse, fait cette recommandation : « Tu dois aller seul, il le faut. »
Il n’y avait rien à faire qu’à dormir. Il se pelotonna de son mieux sur la dernière marche, car le sol de terre battue était humide, et ferma les yeux dans la nuit.
Au bout de quelque temps – et pourtant le temps semblait s’être arrêté – il fut réveillé par des souris. Elles trottaient çà et là en faisant un tout petit bruit de grattement qui parcourait les ténèbres en zigzag, et en murmurant avec de toutes petites voix au ras du sol : « Tu ne tueras pas ! tu ne tueras pas ! holà ! oh là là ! ne nous tue pas ! ne tue pas ! »