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Le Percipient fit un bruit de succion, puis caqueta : « Tu n’as jamais eu la moindre raison de me faire confiance, mon petit gars venu de loin, » dit-il. « Et réciproquement. Après tout, on peut cacher ses pensées même au plus grand Percipient. On peut même se les cacher à soi-même, et alors l’esprit n’arrive pas à mettre la main dessus. Prends donc le glisseur. Le temps des voyages est fini pour moi. C’est un monoplace mais tu es tout seul. Et je crois que ta route est trop longue pour que tu puisses la faire à pied. Ou même en glisseur, d’ailleurs. »

Falk ne posa pas de question, et pourtant le vieil ermite lui répondit :

« Il faut peut-être que tu rentres chez toi, » dit-il.

Lorsqu’il lui fit ses adieux à l’aube, dans une brume glaciale sous les pins chargés de givre, Falk, pour lui exprimer sa gratitude et son regret de le quitter, lui tendit la main comme on fait à un maître de maison et ainsi qu’on le lui avait enseigné. Et ce geste, il l’accompagna de ce mot : « Tiokioï…»

— « Quel nom me donnes-tu là, Messager ? »

— « Un nom qui… veut dire père, je crois…» Le mot était venu sur ses lèvres spontanément et incongrûment. Falk n’était pas certain d’en connaître le sens et il n’aurait su dire à quelle langue il appartenait.

— « Adieu, pauvre bêta trop confiant ! Tu diras la vérité, et tu y gagneras ta liberté – ou bien tu la perdras, ça dépendra. Va tout seul, tout seulet, cher bêta ; c’est de loin la meilleure façon de voyager. Tes rêves vont me manquer. Adieu, adieu ! Les poissons et les invités commencent à puer au bout de trois jours ! Adieu ! »

Falk était à genoux sur le glisseur, petit engin élégant en paristolis noir incrusté de fils de platine décrivant une arabesque à trois dimensions. L’ornementation cachait presque entièrement les commandes, mais Falk, qui s’était amusé avec un glisseur chez Zove, eut vite fait de démarrer. Sous ses doigts, deux arcs ; il les examina une minute, toucha celui de gauche, y déplaça le doigt jusqu’à ce que le glisseur se fût élevé silencieusement d’environ deux pieds, puis avec l’arc de droite fit glisser le petit engin au-dessus de la cour et de la rive jusqu’à ce qu’il survolât la glace écumeuse du fleuve là où ses eaux stagnaient au pied de la cabane. Il se retourna alors pour crier adieu, mais le vieil homme était déjà rentré chez lui et sa porte refermée. Et tandis que le véhicule de Falk, lui obéissant sans bruit, filait le long du fleuve, large et sombre avenue, un immense silence se referma sur lui.

Une brume glacée flottait sur les larges courbes du fleuve, devant et derrière lui, et sur les arbres gris de chaque rive. Tout était gris de glace et de brouillard : le sol, les arbres, le ciel. Seule l’eau que Falk survolait, à une allure un peu plus rapide que son cours, était sombre. Lorsqu’il commença à neiger le lendemain, les flocons se détachaient en noir sur le ciel et en blanc sur l’eau avant de s’y évanouir, tombant du ciel et disparaissant, interminablement, dans l’interminable courant.

Ce mode de locomotion était bien plus rapide que la marche, plus sûr et plus facile – trop facile même, d’un effet hypnotique par sa monotonie. Falk n’était que trop heureux de retrouver la rive du fleuve, pour y chasser et y camper. C’était tout juste si les oiseaux aquatiques ne lui tombaient pas dans les bras, et les animaux qui venaient s’abreuver au fleuve lui faisaient à peine l’honneur d’un regard, comme s’il n’était qu’une grue ou un héron filant au ras de l’eau, offrant ainsi leurs flancs et leurs poitrines sans défense au tir de son fusil. Tout ce qui lui restait à faire était d’écorcher le gibier, de le dépecer, de le cuire, de le manger, de se construire un petit abri pour la nuit avec des branches ou de l’écorce, et le glisseur pour toit, afin de se protéger contre la neige ou la pluie ; et puis de dormir, de faire à l’aube un repas de viande froide, de s’abreuver à la rivière, et de repartir. Et de recommencer.

Falk s’amusait avec le glisseur pour tromper l’ennui des heures monotones ; il le faisait monter à cinq mètres, et alors comme le vent et les couches d’air rendaient aléatoire l’efficacité de son coussin d’air, il risquait de piquer du nez s’il ne corrigeait pas immédiatement son inclinaison au moyen des commandes et en pesant sur lui de tout son corps ; où bien il le faisait amerrir brutalement dans des gerbes d’écume, si bien qu’il rebondissait sur la surface de l’eau en ricochets se terminant par des glissades, avec parfois des sauts-de-mouton dignes d’un poulain. Falk fit bien quelque chutes, mais sans pour cela renoncer à ce jeu. Le glisseur était ainsi réglé qu’il flottait à trente centimètres de haut lorsqu’il n’y avait personne aux commandes, Falk n’avait donc qu’à se hisser sur lui, puis gagner la rive et y faire un feu s’il était gelé, ou poursuivre sa route tout simplement. Ses vêtements étaient imperméables et, de toute façon, l’eau du fleuve ne pouvait guère le mouiller davantage que celle qui tombait du ciel. Son drap d’hiver lui tenait tout juste assez chaud, ses petits feux de camp étant strictement à usage culinaire. Il n’y avait probablement pas assez de bois sec dans toute la Forêt orientale pour faire un vrai feu après cette longue période de pluie, de neige fondue, de brume, de pluie et encore de pluie.

Falk devenait un virtuose sur son glisseur : il le faisait ricocher sur l’eau en une série de claques retentissantes qui étaient comme de grands sauts de poisson, des rebonds obliques se terminant par une dernière claque et une gerbe d’écume foudroyante. Ce jeu le changeait parfois agréablement, parce qu’il était bruyant, de la monotonie sans heurts et silencieuse d’une glissade à la surface de l’eau entre les rives aux collines boisées. Il venait d’exécuter de bruyants ricochets sur une courbe de la rivière, relevant son virage à coups de chiquenaudes légères sur ses arcs, lorsqu’il freina pour s’arrêter silencieusement sur son coussin d’air. Loin devant, sur une partie droite du fleuve dont les eaux luisaient comme de l’acier, un bateau avançait vers lui.

Impossible de l’éviter, de se faufiler derrière un rideau d’arbres. Trop tard. Falk se coucha à plat sur le glisseur, pistolet en main, et suivit la rive droite du fleuve, à une hauteur de trois mètres pour dominer les passagers du bateau.

Il avançait en douceur, gréé d’une seule petite voile triangulaire. Lorsqu’il fut assez proche et bien que le vent soufflât vers l’aval, Falk entendit, faiblement encore, chanter ses passagers.

Le bateau avançait toujours, et ils continuaient à chanter sans se soucier de Falk.

Dans le champ restreint de sa mémoire, il se rappelait que la musique l’avait toujours fasciné en même temps qu’elle l’effrayait ; elle l’emplissait d’une félicité angoissée, d’un plaisir trop proche du supplice. Entendre chanter une voix humaine, c’était pour lui sentir qu’il n’était pas humain, et cela avec une intensité atroce, qu’il était étranger et par là incapable de faire monter et descendre la voix en mesure et varier son timbre ; ce n’était pas pour lui une chose oubliée, mais nouvelle, hors de sa portée. Pourtant son étrangeté même l’attirait, et, sans s’en rendre compte, il ralentit son glisseur pour écouter. C’était un chant à quatre ou cinq voix, qui s’élevaient à l’unisson, se dissociaient, s’entrelaçaient pour composer une harmonie dont la virtuosité dépassait tout ce qu’il avait jamais entendu. Falk ne comprenait pas les paroles. La Forêt entière, l’eau grise et le ciel gris s’étendant à perte de vue paraissaient écouter avec lui en silence, avec la même intensité et sans comprendre non plus.