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Le chant cessa, remplacé par un éclat de voix rieuses, bruit plus faible mais carillonnant. Glisseur et nef étaient maintenant presque de front, séparés par une centaine de mètres. Un homme grand et très mince dressé à la poupe de l’embarcation héla Falk d’une voix claire qui portait aisément sur l’eau. Une fois de plus Falk ne put rien saisir. Dans la lumière hivernale aux reflets d’acier, la chevelure de cet homme et celle de ses quatre ou cinq compagnons brillaient du même or fauve ; on eût dit qu’ils étaient tous de la même famille, ou de la même souche. Falk ne distinguait pas les visages, il voyait seulement les cheveux d’or rouge et les corps sveltes qui se penchaient pour lui faire signe au milieu des rires. Il ne put déterminer le nombre exact des passagers. L’espace d’une seconde, il vit nettement un visage, celui d’une femme qui l’observait, séparé de lui par l’eau mouvante et par le vent. Il avait ralenti le glisseur jusqu’à l’immobiliser sur son coussin d’air, et la nef paraissait tout aussi immobile.

— « Suis-nous ! » cria l’homme dressé à la poupe, et cette fois Falk le comprit. Il parlait galactique, la vieille langue de la Ligue. Comme tous les habitants de la Forêt, Falk l’avait apprise dans des livres et sur des bandes, car les documents ayant survécu à l’Ère de la Ligue étaient écrits en cette langue, qui servait d’idiome commun entre hommes parlant des dialectes différents. Celui de la Forêt orientale dérivait du galactique, mais s’en était éloigné considérablement depuis un millénaire et présentait même des divergences d’une maison à l’autre. Zove avait un jour accueilli des voyageurs en provenance de la mer d’Orient, et leur dialecte différait tellement de celui de leur hôte qu’on avait jugé plus facile de parler galactique ; et c’avait été pour Falk la seule occasion de l’entendre employer comme langue vivante et non, comme c’était autrement le cas, par la voix d’un phonogramme ou celle d’un hypnophone murmurant à son oreille dans la nuit d’un matin d’hiver. C’était comme un rêve d’entendre parler cette langue archaïque par la voix claire du timonier.

— « Suis-nous ! » criait-il, « nous allons à la cité ! »

— « Quelle cité ? »

— « La nôtre, » répondit-il, et il rit.

— « La cité qui fait bon accueil au voyageur ! » cria un autre homme ; un autre encore, de cette voix de ténor qui avait paru si suave à Falk lorsqu’ils chantaient, lui parla avec plus de douceur : « Ceux qui ne nous veulent pas de mal n’ont rien à craindre de nous. » Puis ce fut le tour d’une femme qui souriait, semblait-il, en disant ces mots : « Sors de ta solitude sauvage, voyageur, et viens écouter notre musique pendant une nuit. »

Le nom que ces gens lui donnaient voulait dire voyageur ou messager.

— « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

Le vent soufflait et le large fleuve coulait. Nef et glisseur flottaient immobiles alors que fluaient l’air et l’eau ; ils flottaient unis et séparés, comme par enchantement.

— « Nous sommes des hommes. »

À ces mots, le charme fut rompu ; cette suave harmonie, cette senteur, fut balayée comme par le vent d’est. Falk revit cet oiseau mutilé qui se débattait dans ses mains en criant des paroles humaines d’une voix stridente qui n’avait rien d’humain. Il fut parcouru du même frisson qu’il avait alors ressenti, et sans hésitation, impulsivement, il actionna l’arc d’argent et lança le glisseur à toute vitesse vers l’occident.

Le vent soufflait maintenant du bateau vers le glisseur, mais sans apporter à Falk le moindre bruit de voix. Au bout de quelques moments, lorsqu’il eut eu le temps de se laisser gagner par l’hésitation, Falk ralentit son engin et tourna les yeux. La nef avait disparu. Il n’y avait plus rien sur la surface sombre du vaste fleuve, rien jusqu’au coude lointain que Falk avait laissé derrière lui.

Il renonça dorénavant à ses jeux bruyants et poursuivit son voyage aussi rapidement et silencieusement que possible ; il n’alluma aucun feu cette nuit-là et son sommeil fut inquiet. Pourtant le charme n’était pas entièrement rompu. Les douces voix des chanteurs avaient parlé d’une cité, Elonaae en Langue ancienne, et tandis qu’il descendait seul la rivière, glissant sur son coussin d’air en pleine nature sauvage, Falk se murmurait ce mot à lui-même. Elonaae, la Cité de l’Homme : des myriades d’hommes en ses murs, non pas une maison isolée mais mille maisons, de vastes demeures, des tours, des murs, des fenêtres, des rues, de grandes places où convergeaient les rues, et ces maisons de commerce dont parlaient les livres, où l’on fabriquait et vendait toutes les merveilles de l’ingéniosité humaine, les palais du gouvernement où les puissants se réunissaient pour parler ensemble de toutes les grandes œuvres qu’ils réalisaient, les terrains d’où s’élançaient les nefs qui franchissaient le temps pour gagner d’autres mondes : la Terre avait-elle jamais porté quelque chose d’aussi merveilleux que ces cités de l’homme ?

Il n’en restait plus rien. Il n’y avait plus qu’Es Toch, la cité du Mensonge. Il n’y avait point de ville dans la Forêt orientale. Parmi les marécages, les aulnaies, les garennes, les foulées de cerfs, les routes perdues, les pierres brisées, enfouies, on ne voyait surgir aucune tour de pierre, d’acier ou de verre emplie d’âmes humaines.

Pourtant Falk gardait la vision d’une ville, et c’était presque comme le vague souvenir d’une chose qu’il avait jadis connue. Il pouvait juger par là de la force de ce leurre, de cette illusion dont il avait triomphé tant bien que mal, et il se demandait s’il rencontrerait encore d’autres mirages, d’autres leurres, à mesure qu’il progresserait sans répit vers l’ouest, vers le pays où ces illusions avaient leur source.

Les jours coulaient avec lui comme le fleuve ; et puis, un certain après-midi, par un temps calme et gris, le monde s’élargit lentement, s’élargit toujours davantage jusqu’à prendre une grandiose amplitude, celle d’une immense étendue d’eaux troubles sous un ciel immense : c’était le confluent du fleuve de la Forêt et du Fleuve Intérieur. Ce vaste cours d’eau, il n’était pas étonnant qu’on en connût l’existence même à des centaines de kilomètres à l’est, chez des hommes dont l’isolement les condamnait à une profonde ignorance : il était si colossal que même les Shing ne pouvaient en cacher l’existence. Des confins inondés de la Forêt, dont les derniers mamelons formaient des îlots, c’était une mer désolée d’eaux luisantes gris-jaune qui s’étendait au loin vers l’ouest jusqu’à une rive bordée de collines. Falk s’éleva au-dessus du confluent du même vol bas que les hérons bleus du fleuve. Puis il atterrit sur la rive occidentale ; dans l’existence dont il conservait le souvenir, c’était la première fois qu’il sortait de la Forêt.

Au nord, à l’ouest et au sud, s’étendait un paysage vallonné ; on y voyait de nombreux bouquets d’arbres, de la brousse et des fourrés dans les basses plaines, mais c’était une région à ciel ouvert, grand ouvert. Proie facile de la suggestion, Falk écarquilla les yeux vers l’ouest pour découvrir les montagnes. Mais cette vaste plaine, la Prairie, passait pour être d’une très grande largeur, atteignant peut-être des milliers de kilomètres ; personne chez Zove n’aurait d’ailleurs su le préciser.

Il ne vit aucune montagne, mais cette nuit-là il vit le bord du monde, la ligne où il coupait le ciel étoilé. Il n’avait encore jamais vu un horizon. Sa vision du monde avait été jusque-là bornée de tous côtés par des feuilles, des branches. Mais ici rien ne le séparait des étoiles, qui flamboyaient en une jatte immense s’élevant des bords de la Terre, un dôme noir aux motifs de feu. Et Falk savait que le cercle se bouclait sous ses pieds ; heure par heure, l’horizon plongeait pour révéler les motifs lumineux cachés à l’est et sous la Terre. Il resta éveillé la moitié de la longue nuit d’hiver et ne rouvrit les yeux que lorsque à l’orient le bord du monde, continuant à plonger vers l’est, coupa le soleil et que la lumière venue de cet astre lointain le frappa à travers la plaine.