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Ce jour-là, Falk marcha à la boussole droit vers l’ouest, et il fit de même le lendemain et le surlendemain. N’ayant plus à suivre les méandres du fleuve, il filait vite et droit. C’était maintenant vraiment du sport que de piloter le glisseur, qui, sur un sol inégal, se cabrait et piquait du nez à chaque accident de terrain si Falk ne maintenait pas aux commandes une vigilance de tous les instants. Il aimait cette vaste étendue de ciel et de prairie, et la solitude était un plaisir pour lui – oui, il aimait se sentir seul en un domaine aussi spacieux. Le temps était doux, paisible, ensoleillé, en cet hiver qui allait vers sa fin. Lorsqu’il pensait à la Forêt, il avait l’impression d’être sorti de ténèbres suffocantes et menaçantes pour se trouver en pleine lumière et en plein air comme si les prairies étaient une seule et immense Clairière. Des bovins sauvages à robe rouge jonchaient la vaste plaine par dizaines de milliers, y faisant des taches sombres semblables à des ombres de nuages. Partout le sol était d’une couleur foncée, sauf aux endroits où les premières poussées bifides des herbes les plus vaillantes le paraient d’un vert vaporeux ; sur terre, des antilopes galopaient et des chats sauvages bondissaient mêlés à des lapins, des souris, des taupes, des blaireaux qui fouissaient le sol à qui mieux mieux, enfants chéris ou maudits de civilisations disparues. Le ciel était empli de bruissements d’ailes. Au crépuscule, des volées de grues blanches se posaient au bord des rivières, et l’on voyait leurs longues jambes d’échassier et leurs longues ailes relevées se refléter sur l’eau entre les roseaux et les peupliers effeuillés.

Pourquoi les hommes avaient-ils cessé de prendre la route pour voir le Monde ? Pourquoi donc, se disait Falk, assis auprès de son feu de camp qui brûlait comme une minuscule opale sous la grandiose voûte bleue du crépuscule. Des hommes comme Zove et Metock, pourquoi se cachaient-ils dans les bois, sans en sortir une seule fois de leur vie pour voir la Terre dans sa vaste splendeur ? Eux qui lui avaient tout appris, ils ignoraient une chose que Falk savait maintenant ; que l’homme peut voir sa planète pivoter au milieu des étoiles…

Le lendemain, sous un ciel menaçant, Falk pilotait son glisseur avec une virtuosité vite devenue machinale. Un vent froid soufflait du nord. Un troupeau de bovins sauvages couvrait la moitié des plaines s’étendant au sud du trajet suivi par Falk ; ils étaient des milliers et des milliers, et chacun d’eux était campé face au vent, mufle blanc abaissé en avant de leurs épaules rousses à poils rudes. Falk était séparé de leurs premiers rangs par quinze cents mètres de longues herbes grises ployées par le vent, et un oiseau gris volait vers lui, planant sans aucunement mouvoir ses ailes. Il l’observa, étonné par ce vol plané en droite ligne – non, il n’allait pas tout droit car il tourna sans un battement d’ailes pour intercepter le trajet du glisseur. Falk fut subitement pris de peur et agita le bras pour effaroucher cette créature et la détourner de lui, puis il se jeta à plat ventre et fit virer le glisseur, mais trop tard. Un instant avant d’être touché il vit le masque aveugle et lisse du monstre, l’éclat de l’acier. Puis vint le choc, l’explosion, un hurlement de métal, une soudaine nausée, une chute en arrière, interminable.

4

— « La vieille de Kessnokaty dit qu’il va neiger, » murmura près de lui la voix de son amie. « Il faudrait être prêts à nous échapper à la première occasion. »

Falk ne répondit pas. Assis dans la tente, il écoutait d’une oreille aiguisée les bruits du camp : des voix parlant une langue étrangère, adoucies par la distance ; le bruit sec qu’on faisait à proximité en écharnant une peau ; le frêle hurlement d’un bébé ; le pétillement du feu.

— « Horressins ! » Quelqu’un l’appelait dehors, et il se leva promptement, puis se tint immobile. Au bout d’un moment, il sentit sur son bras la main de son amie, qui le guida vers l’endroit où il était attendu, le grand feu communal au centre du cercle des tentes, où l’on célébrait une chasse heureuse en rôtissant un taureau tout entier. On lui jeta dans les mains un jarret de bœuf. Il s’assit par terre et commença à manger. Jus de viande et graisse fondue lui dégoulinaient sur le menton, mais il s’abstint de les essuyer, ce qui eût été indigne d’un Chasseur du Clan Mzurra de la nation des Basnasska. Il avait beau être un étranger et un captif, il n’en était pas moins Chasseur, et il apprenait à se comporter comme tel.

Plus une société est sur la défensive, plus elle est conformiste. Les membres de celle où se trouvait Falk suivaient une voie très étroite, tortueuse, étriquée, sur ces vastes plaines sans entraves. Tant que Falk vivrait parmi eux, il devrait en suivre exactement tous les méandres. Les Basnasska se nourrissaient de bœuf frais à moitié cru, d’oignons crus et de sang. Bouviers aussi sauvages que leur bétail, ils imitaient le loup qui choisit les estropiés, les paresseux et les inaptes parmi de vastes troupeaux, et ils menaient un éternel carnaval carnivore ne laissant pas de place au repos. Ils chassaient avec des lasers à main et interdisaient leur territoire aux étrangers au moyen d’avibombes comme celle qui avait détruit le glisseur de Falk, petits missiles programmés pour faire mouche sur tout objet contenant un mécanisme à fusion. Ils ne fabriquaient ni ne réparaient ces armes eux-mêmes, et ne les utilisaient qu’après certaines purifications et incantations ; Falk ne découvrit jamais où ils se les procuraient, mais il était parfois question d’un pèlerinage annuel qui pouvait bien n’être pas sans rapport avec les avibombes. Ils ne pratiquaient pas l’agriculture et n’avaient pas d’animaux domestiques ; ils étaient illettrés et ne savaient rien de l’histoire de l’humanité, sauf peut-être ce qui en transpirait dans certains mythes ou certaines sagas sur des héros légendaires. Ils informèrent Falk qu’il ne venait pas de la Forêt, parce qu’elle était habitée exclusivement par des serpents blancs géants. Ils pratiquaient une religion monothéiste dont les rites comportaient mutilations, castrations et sacrifices humains.

C’est par une des superstitions fleurissant autour de leurs croyances complexes qu’ils avaient décidé de prendre Falk vivant et d’en faire un membre de la tribu. Il eût été normal, puisqu’il avait un laser, ce qui l’élevait au-dessus du rang d’esclave, de lui extraire l’estomac et le foie pour en tirer des augures, puis de laisser les femmes le déchiqueter à leur gré. Mais il se trouvait qu’un vieillard du Clan Mzurra était mort une semaine ou deux avant sa capture. Comme il n’y avait alors dans la tribu aucun bébé non encore baptisé qui pût hériter de son nom, c’est au captif qu’on décida de le donner ; il était aveugle, défiguré, sans connaissance le plus clair du temps, mais il pouvait faire l’affaire faute de mieux ; car tant que le vieil Horressins garderait son nom pour lui, alors son fantôme, malfaisant comme tout fantôme, reviendrait sur les lieux pour troubler le repos des vivants. Le fantôme ayant donc été dépossédé de son nom, Falk en fut baptisé tout en recevant sa pleine initiation de Chasseur, cérémonie comportant des rites de flagellation, l’absorption d’émétiques, des danses, des récits de rêves, des tatouages, de libres associations antiphonales, des festins, le viol d’une femme par tous les mâles à tour de rôle, et enfin des incantations au dieu des Chasseurs pour protéger du mal le nouvel Horressins. Après quoi Falk fut abandonné, délirant et sans soins, sur une peau de cheval dans une tente en peau de vache pour y crever ou guérir, tandis que le fantôme du vieil Horressins, privé de son nom et de son pouvoir, s’éloignait en gémissant, porté par le vent qui soufflait sur la plaine.